Extraits philosophiques

Argent

L’ARGENT
Nul besoin de beaucoup chercher pour voir que c’est le roi des Destructeurs, ses victimes se comptent par dizaines de milliards depuis la fin de l’économie de troc. Le chiffrage exact demanderait une armée de calculateurs puissants qui passeraient un temps infini à nous délivrer un chiffre tellement grand que nous ne saurions pas le lire. On a tué pour des coquillages, des tablettes de sel, des boulettes d’ambre, des pierres précieuses, des pépites d’or, de l’argent, du cuivre, des billets de banque, des titres au porteur, des bons de caisse. Mais l’argent ne se limite pas à la monnaie fiduciaire, il est comme les gaz, il occupe tout l’espace qui s’offre à lui. En la matière l’homme a toujours eu les yeux plus gros que le ventre, on a tué pour des espérances de gain, des hypothèses de rendement, des évaluations fantaisistes, des cartes au trésor, des rumeurs d’initiés ; on a tué pour empêcher d’heureux gagnants de toucher leur gain, et le leur piquer, on a tué des concurrents pour récupérer leur clientèle et leur chiffre d’affaires, on a tué pour accroître l’insécurité et faire plonger les prix de l’immobilier afin de pousser les propriétaires têtus au suicide et de rafler la mise. Ajoutez les fraudes, les trafics, les carambouilles… la liste est longue. Les experts en Bourse vous en apprendraient de belles sur les grandes escroqueries financières qui ont défrayé la chronique mondiale, toutes construites sur la simplissime suite de Ponzi, qui ont laissé d’innombrables familles sur le carreau et occasionné des guerres aux quatre coins du monde. Ce n’est pas tout, on a aussi tué pour pas un kopeck, pas un fifrelin, pas une roupie, pour pas deux sous, pour rien. Mais tuer pour rien est un luxe que seuls les très riches peuvent se permettre, la gratuité coûte une fortune.

Mais de quoi enfin l’argent est-il le nom ? Pour les juifs, les chrétiens et les musulmans, il est l’autre nom du veau d’or, de Mammon, d’Iblis, il est la vilenie faite or, l’arrogance faite argent, la violence faite butin ; il est le mal et la souffrance selon le dharma bouddhique ; il est une drogue pour les sages qui, mieux que les religieux et les croque-mitaines, savent désigner les coupables, l’homme lui-même en l’occurrence qui se shoote au fric, qui a fait de la possession matérielle l’alpha et l’oméga de sa vie. Le pauvre athée que je suis, travailleur saisonnier dans la vente des livres de foire en foire et lanceur d’alerte à l’occasion, attentif cependant aux hypothèses des monothéistes quand ils se montrent modestes, adhère plutôt à la vision du sage ; l’homme n’est pas l’être divin naturellement bon que des anges rebelles à Dieu ont perverti en lui inoculant le virus de la possession, l’amour du clinquant, l’auri sacra fames1. C’est sa nature profonde, car en lui, en son corps, au fin fond de sa biochimie, se déroulent des guerres titanesques pour le gain, qui ne cessent jamais, qui ne font pas de prisonniers, ne s’accordent pas de trêves, entre les milliards et les milliards de cellules, de bactéries, de virus, de vers qui le composent, dont les cadavres charriés par le sang donnent à ses fèces l’odeur de la pourriture. Au niveau macro, elles induisent des répliques dommageables, la peur de manquer d’argent, la kleptomanie et l’envie de meurtre. Bon ceci est la face visible de la Lune, mais où est sa face cachée, la part imaginaire de l’Argent ? Eh bien je vous le dis en vérité, c’est la main invisible du marché, le dieu Marché vers lequel tout converge et d’où tout part, le licite et l’illicite, le vrai et le faux, le frais et le frelaté, rarement de belles choses, contre lequel personne ne peut rien, il règne en maître jusque dans les sociétés les plus désargentées, qui ne possèdent qu’un puits perdu dans le désert où viennent s’abreuver des troupeaux squelettiques qui traînent derrière eux des humains décharnés.
Nous le savons maintenant, le Destructeur Argent a deux composantes inséparables : une réelle, l’Argent, qu’on s’efforce de dissimuler de peur qu’on nous le vole, et l’autre imaginaire qui est la main invisible de l’insaisissable marché.

Sansal Boualem.
Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre.
Gallimard, 2021.

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