Extraits philosophiques

Les bon élèves

J’appelle bons élèves celles et ceux qui, face à une actualité ou dans une conversation, vont trouver le moyen de défendre une société injuste en la faisant passer pour bonne et nécessaire. Ce sont des bons élèves, car souvent ce sont les plus diplômés (et donc les plus aisés) et ils éprouvent donc un besoin vital de justifier une situation dont ils sont la plupart du temps bénéficiaires. Ce sont aussi des bons élèves car ils retiennent et relaient les discours d’autorité qui visent à cadrer idéologiquement la population. De l’école à France Inter, ils croient avant tout dans les sources d’information « fiables » et consensuelles et adhèrent donc à la morale dominante. Il leur faut ainsi lire la société de la façon qui menace le moins possible cette morale.
La première lecture qu’il est de bon ton d’adopter pour rester un bon élève peut se résumer dans le slogan : « Quand on veut on peut ». Il suffit de se bouger pour obtenir ce que l’on veut, parce que tout est ouvert.
Cette réponse, d’inspiration libérale, mais largement répandue dans la société, repose sur une foi farouche en l’individualisme. Il n’existe ni dominants, ni dominés, ni classes sociales, et nous sommes tous libres ! Comme l’artisan de votre vie, c’est vous, il n’y a aucune raison de chercher en dehors de vous-même le ou les responsables de vos problèmes ! Il faut en finir avec « la culture de l’excuse », et jouir enfin de ce monde merveilleusement ouvert et plein d’opportunités.
Si certaines personnes échouent à développer leur potentiel, c’est leur faute à elles, ou bien à la malchance, et ce n’est certainement pas la faute du système, puisque dans ce système, personne ne domine personne. Alors bien sûr, il y a des riches et il y a des pauvres, mais les premiers ont mérité leur confort matériel, et ils apportent beaucoup à la société – et en particulier aux pauvres, lesquels profitent des impôts faramineux payés par les riches. Certains pauvres n’ont pas eu de chance, mais beaucoup n’ont tout simplement pas assez travaillé. Après tout, lorsque l’on est au chômage, « il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi ! ».
Le président Macron est le grand défenseur de ce type de grille de lecture de la société. Il n’est cependant qu’une pâle copie de la reine du libéralisme, l’ancienne Première ministre britannique Margaret Thatcher qui résumait doctement, en 1987, la foi libérale :
« Je pense que nous avons traversé une période où trop d’enfants et de gens ont été amenés à croire “si j’ai un problème, c’est au gouvernement de le résoudre” ou bien “j’ai un problème, j’ai besoin d’une aide sociale pour y faire face”, “je suis sans domicile, c’est au gouvernement de me loger”, et ainsi ils attribuent leurs problèmes à la société. Or, qu’est-ce que la société ? La société, ça n’existe pas ! Il n’y a que des individus, hommes et femmes, et aucun gouvernement ne peut agir à leur place, car les gens doivent d’abord s’occuper d’eux-mêmes.2 »
Elle est puissante, cette croyance en une sorte d’infinie capacité d’agir de tout individu, cette croyance en l’inexistence du moindre déterminisme social. Elle est puissante alors même qu’elle s’oppose à tous les faits non seulement observables par chacun, mais encore démontrés par toutes les études démographiques : les enfants de riches deviennent généralement riches à leur tour ; les riches, en tant que classe, possèdent diverses formes de pouvoir qui leur permettent de parvenir à leurs fins et de transmettre richesse et statut à leurs enfants. 80 % de la fortune des milliardaires français est héritée, nous dit le pourtant très libéral magazine Financial Times3 et, nous le verrons dans ce livre, les 20 % restants relèvent de fortunes globalement obtenues grâce à l’État, ses entreprises publiques et sur le dos des travailleurs du monde entier… Elle est puissante, cette idée, et nous examinerons plus en détail, dans le chapitre 2, la manière dont elle s’impose dans l’imaginaire collectif, mais il nous semble indispensable de poser dès maintenant que la croyance libérale comporte deux gros avantages. L’un est réservé aux dominants, qui peuvent se donner et donner l’illusion que leur pouvoir et leur richesse ne sont que le fruit de leur talent qu’ils croient grand et de leur travail qu’ils estiment acharné. L’autre avantage est mieux réparti : chacun peut caresser le doux rêve que la chance lui sourie un jour… et se draper d’indifférence face au malheur d’autrui, qui « l’aura bien cherché », « ne se sera pas donné les moyens », etc. Être en colère face aux injustices est fatigant : parfois, il est plus reposant de se raconter que les choses sont ainsi pour une bonne raison.

Framont, Nicolas.
Parasites.
Les liens qui libèrent, 2023.

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