Une chance
On pourrait croire qu’elle a de la chance, la philosophie.
Jamais le monde ne fut si difficile à penser, à la fois terrible et déconcertant. Si la vieille dame parvient à bien user de son héritage, si elle n’esquive pas les défis inouïs de ce temps – puissance des techniques, crise du sens, entre autres -, il se peut qu’elle renaisse tout autre. On la disait finie, exténuée, agonisante ou déjà enterrée … la voilà qui promet! Ce qu’on attend d’elle, après l’effondrement des idéologies totalisantes, semble aussi divers et vital que ce qu’on exige de la démocratie, sa sœur jumelle, quand tombent les dictatures. On lui en demande, à la philosophie! Créer des concepts. Étayer des sagesses. Élaborer des méthodes. Extraire des significations. Entretenir des doutes. Forger des argumentations. Lui sont réclamés ensemble, invention et rigueur, hauteur de vue, souci du détail, fidélité à son passé et goût pour l’aventure. Malgré vingt-cinq siècles d’entraînement, c’est beaucoup! On convoque la philosophie comme un dernier recours, une ultime ressource, dans un temps déglingué où s’aiguisent les fanatismes, où s’étend l’abrutissement.
Si la philosophie voulait être à la hauteur de la situation, quelles règles devrait-elle s’imposer? « Rien ne doit encourager à la restauration de la vieille maison, académique et rhétorique; ni à la complaisance envers les manies jargonnantes ; ni à l’illusion de détenir les clés du savoir et de rejouer le rôle de ministre de la reine des sciences », a pu écrire Dominique Janicaud. L’académisme doit laisser place à un travail patient, attentif à n’exclure aucun courant de pensée, aucune question, aucun thème sous le mauvais prétexte qu’ils seraient illégitimes. Règle minimale : en finir avec les anathèmes entre clans, les crispations de paroisses, la cuisine régionale des problèmes. Ne pas tomber, à l’inverse, dans le piège de l’éclectisme mou ni verser dans l’illusion d’un accord unanime des philosophes. Œuvrer simplement, avec les moyens du bord, à une réflexion moins morcelée, moins entravée par des cloisons souvent factices – moins pauvre, si possible -, voilà vers quoi chacun doit tendre.
On ne rêvera pas d’abattre d’un coup les barrières mais plutôt de les fissurer, d’élargir des brèches précaires et d’inciter à leur multiplication. Il faut avoir la philosophie patiente, savoir laisser agir la contagion des idées, attendre que tombent les anciennes défiances. Elles sont encore vivaces: dans un monde devenu « efficace », à quoi bon perdre des heures en compagnie de vieux textes? Pourquoi inquiéter les jeunes esprits avec des problèmes généralement sans issue? À quoi peut répondre l’amour exigeant, apparemment désuet, qui anime toujours certains professeurs, quelques élèves, envers ces exercices de réflexion? Leur usage pratique, en raison de leur généralité, est évidemment nul- du moins si l’on s’en tient aux possibilités d’application immédiates et concrètes. À partir de ce constat, des amateurs d’utilité visible ont déjà conclu à la nécessité d’en finir avec cette survivance des vieux âges. Au moment où l’Europe est enfin un grand marché, la planète un seul champ de concurrence économique, il serait temps de rentabiliser les formations. La philosophie, exotisme improductif, paraît mûre pour disparaître. On laissera quelques érudits mettre les questions d’autrefois sous vitrine hermétique. Des visites guidées seront organisées, à titre de loisir. Le temps sera employé, enfin, sérieusement.
Et si tout l’inverse était vrai? Plus s’intensifie l’ajustement étroit des formations aux techniques multiples des métiers, plus le« métier de vivre », son inquiétante gratuité et ses impasses infinies sont à prendre en compte. Quand s’accroissent les spécialisations et les impératifs professionnels, il convient plus que jamais d’ouvrir des espaces où s’exerce, sans but préétabli, la liberté de l’esprit. Loin d’être un luxe encombrant et dérisoire, l’apprentissage individuel de la réflexion critique est la condition non seulement de la tolérance et du respect des autres, mais encore de la résistance à toutes les formes de fanatisme ou d’oppression. Bref, cette école de la raison que constitue la pratique de la philosophie, même modeste et peu savante, contribue à former les citoyens et à rendre plus vive la démocratie.
Roger-Pol Droit.
La compagnie des philosophes.
Odile Jacob, 2002.