Libérons nous
Retenus en otages
Il y a près de chez moi une usine de cellulose dont les émanations sont une vraie pestilence. Elle empoisonne la vie de tout le voisinage à des kilomètres à la ronde. Elle appartient à une multinationale indonésienne qui reste sourde aux sommations du préfet l’enjoignant de se mettre en conformité avec les normes européennes et françaises en matière de rejets dans l’atmosphère. L’État français est donc impuissant, et ce d’autant plus qu’on comprend très bien le chantage à l’emploi que peut exercer l’entreprise en question: «Vous nous embêtez avec vos normes? Nous irons produire ailleurs, et vous vous retrouverez avec 250 chômeurs en plus sur votre territoire, qui souffre déjà terriblement sur le plan économique. »
Pourquoi sommes-nous impuissants face à ce type de situation? Pourquoi les politiques, malgré leurs promesses, ne peuvent-ils souvent rien faire face aux délocalisations sauvages? Pourquoi restons-nous tous sans solution face à ce système de la rentabilité, du profit, de la raison économique inhumaine et toute-puissante? La raison de fond est simple. Aussi longtemps que notre revenu dépendra de notre travail, nous serons retenus en otages par ceux qui veulent bien nous donner du travail quand ça arrange leurs intérêts, et qui peuvent nous l’enlever du jour au lendemain selon la même logique. En plus clair encore, nous sommes les esclaves du capitalisme mondial, qui distribue le travail en fonction d’un seul objectif: le profit de la caste des possédants.
Imaginez quelques instants que les salariés de cette usine de cellulose aient un troisième choix, autre que de garder cet emploi ou de se retrouver au chômage. Imaginez qu’il y ait pour chacun d’eux une possibilité nouvelle: celle de disposer d’un «revenu universel» ou « allocation universelle», «c’est -à -dire l’idée de verser sans condition à tous les citoyens un revenu de base, cumulable avec tout autre revenu ».
Dans la situation que j’évoquais au départ, cela aurait immédiatement deux effets: un, la multinationale perdrait son moyen de chantage; deux, chacun de ses salariés pourrait enfin se poser la question de savoir s’il veut vraiment travailler dans cette usine. Sous réserve que le revenu universel soit suffisant pour vivre décemment, pour beaucoup la décision serait vite prise de faire autre chose que d’aller pointer tous les matins. Et cela nous renvoie en fait à quelque chose d’infiniment plus général. Combien y a – t – il aujourd’hui dans le monde de victimes du chantage à l’emploi? Partout sur la planète, ce sont des milliards de gens qui n’ont aucun autre choix pour vivre ou survivre que d’accepter la servitude d’un emploi. En France, c’est l’immense majorité qui n’écoute même plus les discours vides d’une classe politique qui la laisse abandonnée dans une alternative fermée: emploi-argent, pas d’emploi-pas d’argent. Soit trouver et garder coûte que coûte un job qui permet de conserver la tête hors de l’eau, soit tomber dans la précarité et les soucis en cascade de la perte d’emploi.
Si encore le travail correspondait toujours à ce que l’on a envie de faire de sa vie 1 Mais c’est loin d’être le cas pour le plus grand nombre. La plupart des emplois correspondent au sacrifice de la totalité ou d’une bonne partie de nos aspirations personnelles. Si, par malheur pour lui un individu de 30 ans s’obstine à ne pas lâcher ses idéaux, combien de fois lui conseille-t-on d’être raisonnable et de devenir adulte, c’est-à-dire de rentrer dans le rang 1 On essaie de souffler la bougie de son âme pour l’éteindre. On fait de sa force de résistance au système une faiblesse, le signe d’une immaturité trop persistante. On le culpabilise pour mieux le maintenir en otage. Abraham Maslow avait parfaitement vu que notre société est passée experte dans l’art de persuader celui qui ne veut pas se laisser «normaliser» qu’il n’a décidément pas le «sens des réalités». «Ce que nous appelons normal en psychologie, explique-t-il, est en réalité une psychopathologie de la moyenne.» Nous appelons normal l’individu dont la tête ne dépasse pas, se conforme à l’ordre établi, entre sagement sur le marché du travail. Mais non1 Notre soidisant «normal» signifie en réalité le médiocre, et le culte de la médiocrité 1 La valorisation et la promotion sociale constante de l’individu moyen, obéissant, docile, qui va monter en grade et truster les positions les plus élevées du système – tandis que les personnalités les plus fortes resteront à quai ou seront marginalisées. On fabrique ainsi une armée de robots suradaptés au système, et l’on passe notre temps à évaluer leurs performances pour voir s’ils se conforment bien aux exigences de la machine. Résultat? «Toutes les époques sauf la nôtre ont eu leurs modèles, leurs idéaux, qui ont façonné notre culture: le saint, le héros, le gentleman, le chevalier, le mystique. Nous avons abandonné tout cela au profit de l’homme bien adapté, l’homme sans problème. »
Adennour Bidar.
Libérons-nous.
Les liens qui libèrent, 2018.