Extraits philosophiques

Paradis

Tout ceci commençait à planter un décor digne d’intérêt ; mais il y eut également, dans cette première phase des activités de Wikileaks, une tentative utopique moins connue qui a retenu mon attention. Au début de l’année 2010, Julian a séjourné avec Daniel au Fosshotel de Reykjavik, un monstrueux bloc de ciment abritant trois cent vingt chambres, un spa et des salles de conférences. L’Islande a certainement une nature merveilleuse, mais sa capitale est plutôt laide – pour avoir une idée de Reykjavik, figurez-vous un bout de Créteil-Préfecture qui aurait été coupé-collé dans une baie grise et glaciale. N’importe, Julian et Daniel n’étaient pas là pour le tourisme, mais pour promouvoir un projet révolutionnaire : ils sont allés présenter au Parlement un texte de loi qu’ils avaient rédigé avec leurs amis islandais,
l’Islandic Modern Media Initiative ou IMMI. Précisons qu’il régnait alors en ce pays plongé dans son interminable hiver une effervescence peu ordinaire. L’Islande venait de frôler la faillite, ses citoyens s’étaient aperçus que leurs élites avaient trempé dans de scandaleuses magouilles et les avaient littéralement ruinés, la classe politique était à genoux et le nouveau leader charismatique qui avait émergé de ce marasme était un ancien bassiste d’un groupe punk des années 1980, devenu clown, le très fantasque Jón Gnarr. Ce dernier fut élu maire de Reykjavik au printemps 2010 et fit entrer au conseil municipal ses amis, des ex-punks viscéralement anars. C’est dire si, en ce début d’année, tout semblait possible dans cette île isolée au milieu de l’Atlantique nord.
L’objectif de l’IMMI était de transformer l’Islande en un paradis de l’information, conçu sur le modèle des paradis fiscaux, c’est-à-dire en un territoire souverain où tous les éditeurs seraient autorisés à mettre en ligne les documents qu’ils souhaitent, sans s’exposer à la moindre censure a priori ni à la moindre poursuite a posteriori. L’ironie de la démarche étant, bien entendu, que dans un monde connecté, il suffit qu’un État radicalise l’usage de la liberté d’expression pour que la planète entière se transforme à son tour, comme par magie, en paradis de l’information. Julian et sa bande prévoyaient également de créer en Islande un statut de réfugié de l’information, calqué sur celui du réfugié politique, afin de mettre à l’abri les lanceurs d’alerte et d’accorder une protection crédible à tous les Rudolf Elmer ou Bradley Manning en puissance – aux militaires, espions, banquiers, industriels ou politiciens repentis qui souhaiteraient faire des révélations fracassantes sur leur univers professionnel. Ils pensaient même que l’IMMI attirerait en Islande une immigration de haut vol, un peu comme les Pays-Bas de l’âge classique qui, parce qu’ils avaient opté pour la tolérance religieuse, ont accueilli nombre de protestants aisés et de penseurs de première importance, parmi lesquels René Descartes. En fait, ils étaient convaincus d’avoir trouvé le moyen d’assurer à l’Islande rayonnement et prospérité.
Du point de vue philosophique, le projet de créer un paradis de l’information ne sort pas de nulle part : il s’agit d’un passage à la limite du concept d’espace public, qui a émergé au siècle des Lumières et fut présenté, avec beaucoup de clarté, par Emmanuel Kant. À la fin de son petit traité Vers la paix perpétuelle de 1795, Kant énonce ce qu’il appelle la « formule transcendantale du droit public » :
« Toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime n’est pas susceptible de publicité sont injustes. »
C’est du Kant, donc il convient de décoder. Cette formule est dite par le philosophe « transcendantale », en cela qu’elle ne donne aucun contenu empirique au droit – elle ne dit pas, concrètement, quelles actions sont justes ou injustes.
Mais elle pose un critère qui se situe en amont de la pratique politique : si un souverain ou un législateur prend une décision qu’il est dans l’impossibilité d’annoncer publiquement, de crainte de provoquer un tollé, c’est que cette décision est injuste.
L’idéal de publicité (attention, levons un malentendu possible : chez Kant, le mot ne signifie pas « réclame » mais « possibilité de rendre public, de publier ») sert donc ici de garde-fou : un gouvernant se sachant tenu d’exposer et de justifier au vu et au su de tous les démarches qu’il entreprend devra renoncer à faire carrière comme menteur, spoliateur ou assassin.
Or, ce ne sont pas seulement des mots : l’émergence d’un espace public où la parole et la critique sont devenues relativement libres, au XVIIIe siècle, c’est-à-dire la naissance d’une presse indépendante, de maisons d’édition diffusant des pamphlets critiques, de salons littéraires et de clubs dans lesquels les agissements du roi étaient débattus, a pleinement contribué à l’affaiblissement des monarchies absolues de droit divin en Europe. Les caprices irrationnels des monarques, les prérogatives de l’aristocratie ou les violations de l’habeas corpus ont commencé à être dénoncés comme insupportables.
Kant va très loin, puisque dans un autre opuscule, Qu’est-ce que les Lumières ? publié en 1784, il pose la question qui fâche : un militaire de carrière peut-il prendre la parole pour contester la manière dont est menée la guerre ? La réponse du penseur de Königsberg, pourtant réputé pour son austérité et son allergie au désordre, mériterait d’être versée directement dans une plaidoirie en défense de Bradley Manning : « Il serait très pernicieux qu’un officier qui reçoit un ordre de ses supérieurs veuille, lorsqu’il est en exercice, ratiociner à haute voix sur le bien-fondé ou l’utilité de cet ordre. Mais on ne peut rationnellement lui défendre de faire, en tant que savant [nous dirions aujourd’hui : qu’expert], des remarques sur les fautes commises dans l’exercice de la guerre et de les soumettre au jugement public. »
Si tout le monde accordera assez vite que l’existence d’un espace public où le débat est autorisé représente un acquis démocratique fondamental, est-il pour autant souhaitable de créer des paradis de l’information ? Je n’en suis pas convaincu. De nombreux problèmes ne tarderaient pas à surgir : je ne pense pas que ce serait une bonne chose de voir publier des vidéos pornographiques pédophiles, des snuff movies (montrant des tortures ou des sévices sexuels suivis de mises à mort réelles), des pamphlets racistes et antisémites ou des informations sensibles, comme, par exemple, des rapports précisant les failles de sécurité des principales centrales nucléaires ou encore des recettes permettant de fabriquer dans des laboratoires artisanaux des armes biologiques dévastatrices. Dans un autre ordre de considération, l’abolition du droit d’auteur, qui suivrait logiquement la création du paradis de l’information, plomberait les artistes – réalisateurs, musiciens, écrivains. Avec ces quelques exemples, on saisit qu’il faudrait bon gré mal gré s’entendre sur certaines règles et ne pas diffuser n’importe quoi, que l’espace public ne saurait être entièrement dérégulé sans entraîner des résultats calamiteux. Mais un espace public encadré par la loi, qu’est-ce, sinon ce que nous connaissons déjà ?
Personne ne fut dupe : le jour où Julian Assange et ses amis présentèrent leur projet au Parlement islandais, seuls deux députés étaient présents, et l’IMMI fit un bide. C’est que toute utopie est talonnée de près par sa caricature et menace de nous mener à son envers infernal, sa dystopie.

Alexandre Lacroix.
Ce qui nous relie.
Allary Eidtion, 2015.

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