Extraits philosophiques

Encore un…

Autant l’admettre sans détours, je n’ai pas l’ambition de vous instruire. J’ai plutôt celle (démesurée) de vous émerveiller, parce que je crois que sans curiosité désirante, sans envie de tomber des nues, sans innocence confiante, il n’est pas d’unisson possible, il n’est pas de vraie communion, il n’est pas d’ensemble content. Or, j’ai envie de vous voir contents.
Tout cela pour vous dire la raison simple qui m’a poussé à raconter les contes qui peuplent ce livre. Si je vous écris, en vérité, c’est que j’y suis forcé par l’impérieuse envie de vous toucher, de vous émouvoir autant que j’ai pu l’être à l’instant où j’ai découvert chacune de ces histoires. J’ai envie, je l’avoue, de vous faire oublier tout ce qui pourrait vous détourner de l’ébahissement, du coup de foudre tendre. De fait, nous sommes travaillés, vous et moi, par le même désir. Imaginez. Une blague vous amuse. Elle ne véhicule aucune information utile et pourtant elle allume en vous (par quelle magie ?) l’envie plus ou moins urgente de la raconter au premier compagnon venu. C’est d’ailleurs ainsi que les contes traditionnels se sont perpétués. Ils n’ont certes pas été portés par le prestige de leurs auteurs (d’auteurs, ils n’en ont pas, de prestige non plus), mais par l’étrange obligation que l’on s’est faite, au long des siècles, de ne pas les garder pour soi. De les partager.

Le conte est un élixir fabriqué par on ne sait quel apothicaire céleste. Il fait du bien par où il passe. C’est sa plus franche qualité. Sa vie ? Elle est suspecte et généralement peu considérée. On dit qu’il n’est pas sain de « se raconter des histoires », de se faire des illusions. Pourtant, bien que personne, d’ordinaire, ne croie réel tel ou tel vieux récit, il n’en reste pas moins actif. Oserais-je dire : vivant ? J’ai de multiples preuves que les contes, ces illusions fécondes, peuvent apaiser, instruire, sauver des gens du désespoir, de la mort même, sans que l’on sache vraiment comment ils s’y prennent. Certains maîtres soufis affirment que la bonne histoire racontée au bon moment à la bonne personne peut changer le cours d’une vie. Je suis sûr de cela. Et je me dis que, peut-être, ce que l’on appelle la réalité, si fluctuante, si multiple, si éphémère, n’est qu’une apparence trop indécise pour être fiable.
Je sais qu’un certain refus du réel est le fondement même de tout progrès humain, dans la mesure où il faut avoir rêvé d’un toit sur la tête pour abandonner la caverne ou la belle étoile. Je sais que les mythes, les vérités irrationnelles, les vieilles histoires patiemment contées, au cours des siècles, sont finalement plus durables que les remparts les mieux armés de canons et de certitudes. Pensez à notre très antique obsession de voler, de déployer en plein ciel des ailes conquérantes. Les avions existeraient-ils, aujourd’hui, sans le mythe d’Icare mille fois répété ?
Impossible est impossible. Je ne sais plus qui a dit cela, un sage hindou peut-être, mais si j’ai foi en quelque chose, c’est en ces mots-là. Et si les contes étaient plus foisonnants de vérités que les plus précises des dissertations réalistes ? Et s’ils avaient le pouvoir de mettre au monde cet impossible-là ? Comment ? Eux seuls, peut-être, le savent. Mais est-ce vraiment un hasard s’ils nourrissent, s’ils protègent, s’ils gardent vivant, depuis les temps immémoriaux, le sentiment amoureux ? En permettant à nos cœurs de battre à l’unisson, dans la tendre chaleur du récit, ne peuplent-ils pas le monde d’un amour plus vrai, plus présent que ne l’est la soi-disant réalité ? Et si cette attirance mutuelle qu’éprouvent les êtres humains était non seulement la condition première de la survie de l’humanité, mais aussi notre (presque) seule raison de vivre ? Et si, enfin, les contes nous étaient aussi nécessaires que les arbres, les sources, les herbes, les maisons ?
Ils nous accompagnent depuis que nous savons parler. Ils ne nous ont jamais quittés, pour peu que nous leur permettions de franchir le gué de notre raison. Ils nous ont aidés à survivre à nos guerres, nos pestes, nos révolutions, à traverser les monts, les déserts, les pires tempêtes du monde. Ils sont encore là, incapables de dire leur date de naissance, de nommer le pays où ils ont vu le jour, mais toujours prêts à réveiller le bon sang qui ne saurait mentir : le désir. Et que nous disent-ils, dans ce siècle bancal où nous devons réinventer notre façon de vivre ensemble ? Pour aller au plus simple, ils invitent qui veut à s’engager sur un chemin qui, étrangement, mène à l’autre aussi sûrement qu’à nous-mêmes.
Ils ne prêchent rien, pour personne, ils n’ont à diffuser aucune information, ils n’entrent dans aucun débat politique ou théologique. Alors où sont-ils ? Dans la vie. Non pas dans l’existence sociale plus ou moins bien payée, mais dans cette musique du cœur du monde qui rythme les découvertes, les amours, les naissances et les apprentissages, les combats sans témoins, les épreuves, les deuils, les adieux et les retrouvailles, la lumière au cœur des ténèbres. À chaque étape du chemin sachez qu’il est toujours un conte pour vous parler de ce qui vaut d’être entendu, pour vous aider à voir plus clair, pour apaiser ce qui peut l’être. Bref, il est temps que je vous laisse en leur compagnie bénéfique. Je vous souhaite de beaux émois.

Henri Gougaud.
Contes impatients d’être vécus.
Albin Michel, 2023.

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