La parole
Jamais, au cours de toute l’histoire, nous n’avons tant parlé. Chaque seconde, des centaines de millions de phrases se diffusent. Chaque jour, se propagent des messages par milliards. Depuis que vous lisez ces lignes, l’équivalent de plusieurs centaines de volumes a été émis, en quelques secondes à peine.
Pourtant, il se pourrait que nous n’ayons jamais si peu parlé. Ni aux nôtres, ni aux autres. La plupart des humains vivent aujourd’hui tels des solitaires silencieux immergés dans une parole torrentielle, n’appartenant à personne, passant de radios en écrans, de smartphones en réseaux, de notifications en notifications.
Hors contrôle, ce tsunami de phrases – indéfiniment relayées, reproduites, enregistrées, diffusées… – nous submerge et nous ligote, au lieu de nous libérer. Presque plus personne ne s’adresse, en son nom, à quelqu’un d’autre, et presque plus personne n’écoute. La parole semble en voie de disparition, au moment même où elle prolifère comme jamais.
Autrement dit : plus nous parlons, moins nous parlons. La quantité explose, la qualité implose. Saturés de mots, nous en manquons. Leur prolifération automatique nous fait taire, alors même que nous croyons parler.
Tel est le paradoxe de la crise de la parole qui se déroule à présent au cœur de nos existences. Dans l’ensemble, elle passe inaperçue. Le plus souvent, on la discerne à peine. On en repère des éléments secondaires, des conséquences dispersées. On n’en mesure ni l’ampleur ni la gravité.
Risque majeur
Pourtant, l’existence de l’humanité s’y trouve en jeu. Rien de moins. Parce que l’humanité n’est pas seulement espèce biologique, mais communauté d’êtres parlants. Si la parole s’oublie, s’étiole, se défait, l’humanité en fait autant.
Au commencement, on n’y prend pas garde. Tant de discours et de propos circulent, tant de polémiques prolifèrent, tant de critiques se multiplient que la parole paraît florissante. On ne saisit pas d’emblée qu’elle se détériore, ni qu’en s’abîmant elle devient destructrice.
C’est pourquoi nous voulons attirer l’attention sur ce risque majeur, lancer une alerte, que prolongeront celles et ceux qui peuvent l’entendre.
Bien sûr, nous n’ignorons pas que tout le monde constate et répète qu’aujourd’hui la parole « se libère ». C’est bien le cas. Cette parole sort du silence, pour le meilleur : dénoncer les dominations abusives, les violences cachées, faire entendre les victimes silencieuses, donner des mots à leurs terreurs muettes. Mais aussi pour le pire : propager des haines en toute impunité, confondre mensonges et vérités, substituer la vindicte publique, médiatique, au travail des tribunaux.
En fait, cette libération à double face masque une autre prolifération, plus inquiétante : la croissance démesurée de paroles d’abord simplement moqueuses, acides ou acerbes, négatives, mais qui ne se veulent pas assassines. On ne mesure pas assez à quel point ces rivières de petites vacheries se transforment en un océan de boue charriant injures, calomnies, insinuations, harcèlements, menaces… La marée monte, d’heure en heure, sans limites ni garde-fous, en toute impunité, se transformant en machine destructrice.
Parce que les mots lancés poursuivent leur trajectoire. Avec des conséquences qui ne sont pas verbales. Le plus souvent ils égratignent, parfois blessent profond. Finalement, ils peuvent tuer. Ou inciter à tuer. De la parole à la mort, le chemin est plus court qu’on ne pense.
Encore faut-il le savoir. Donc se souvenir du pouvoir immense de la parole, de la puissance des mots, de la responsabilité qui incombe à chacun de peser ce qu’il dit, ce qu’il répète, transmet ou attaque.
Monique Atlan et Roger Pol Droit.
Quand la parole détruit.
L’observatoire, 2023.