Extraits philosophiques

L’éléphant

La stratégie de l’éléphant

« C’est un long tuyau souple, avec une bouche humide à l’extrémité », dit l’un. « Pas du tout ! C’est une corde rêche, qui se termine par une touffe de poils effilochés », dit un autre. Des protestations fusent : « Mais non ! C’est un bâton lisse et dur, très long, un peu recourbé, comme une corne »… « Absolument pas ! J’ai palpé une vaste feuille plate, ridée, qui bouge de temps à autre… » « Vous n’y êtes pas, j’ai constaté qu’il s’agit d’un tronc vertical, on peut à peine l’entourer avec les bras. »
C’est une histoire indienne bien connue, devenue traditionnelle chez les bouddhistes. Cinq aveugles ont rencontré un éléphant. Mais chacun en donne une description totalement différente, définissant l’animal par la seule partie dont il a fait l’expérience.
Je suis convaincu, depuis longtemps, que cet éléphant et la philosophie sont dans la même situation : chacun décrète ce qu’est la philosophie à partir de ce qu’il en connaît, du domaine qu’il a exploré, du style de démarche qu’il pratique ou préfère. Tel ne jure que par l’être en tant qu’être, tel autre ne croit qu’à la matière, tous au bout du compte prennent la partie pour le tout, qui la rigueur des concepts, qui le travail de l’écriture, qui la sagesse, la révolte ou le travail sur soi.
Dès lors, chacun, de bonne foi, décrit la philosophie comme il l’entend, tantôt nécessairement grave et aride, tantôt inéluctablement démonstrative, tantôt polémique, ironique et allègre. Ou bien sereine et vivifiante. Ou bien analytico-épistémologique. Ou encore subversive et révolutionnaire…
Entre la philosophie telle qu’on la définit et l’éléphant tel que l’appréhendent les aveugles, il existe toutefois, selon moi, une différence majeure. Dans le cas de l’éléphant, image du monde, celui qui n’est pas aveugle va pouvoir embrasser du regard sa totalité, recoller en un tout, unique et cohérent, les définitions disparates et les expériences isolées. Un seul monde-éléphant, dont chaque aveugle ne donne qu’une description partielle, s’offre au regard dans son unité.
Il n’en va pas de même, quoi qu’on en dise, de la philosophie. Elle n’est, me semble-t-il, ni unifiable ni totalisable – d’aucun point de vue. Mille proclamations de clairvoyance ont certes prétendu détenir son unité. Elles ont crié victoire, proclamé qu’elles tenaient la bête, identifiée enfin, classée, maîtrisée. Il a fallu chaque fois déchanter. Admettre que l’éléphant-philo n’est pas ce qu’on croit, qu’il a plus d’un tour dans son sac, voire qu’il n’a pas de sac, et cependant des tours. Il faudrait donc accepter d’être un aveugle joyeux, itinérant, incrédule mais candide, disposé à se laisser indéfiniment surprendre par les apparences changeantes de l’animal.
Ce sont quelques-unes de ces rencontres innombrables que ce libre dictionnaire retrace, « à sauts et à gambades », comme disait Montaigne. Ma conviction, en fin de compte : la philosophie n’est jamais ce qu’on croit. Par exemple…
On croit souvent qu’elle consiste, avant tout, en affirmations générales. La philosophie parlerait de l’« homme », et pas d’Arnold Schwarzenegger ou de Marilyn Monroe. Elle ne serait à l’aise, vraiment elle-même, que dans les énoncés universels et les notions globales. Erreur ! Je suis convaincu que la philosophie n’existe au contraire que dans le détail, les singularités infimes, les tout petits faits. La place du chocolat dans un opéra de Mozart, les prières pour guérir les otites, la taille comparée des icebergs et de la Belgique, voilà qui donne à penser. Tout comme les usages du barbelé, la date de naissance d’Oncle Picsou, la peau des anges, la soupe au lait de Spinoza. Ce qui compte n’est pas de surplomber la réalité, de tout voir de Sirius, mais d’être emporté par des dérangements étranges, intrigants, souvent joyeux, parfois inquiétants. Car c’est ainsi que le mystérieux éléphant se révèle vivant.
Il se nourrit, d’après moi, de détails étranges. C’est en tout cas la forme d’appétit philosophique qui a ma préférence. L’appétit des philosophes n’est pas du tout celui des gourmands, même si quelques amis de la sagesse ne furent pas mauvais convives. Ce n’est pas non plus celui des érotomanes, même si, heureusement, quantité de philosophes furent libertins et fiers de l’être.
L’appétit spécifique des philosophes, leur nom l’indique, c’est le désir de savoir. Ils ont toutefois cette faim spéciale en commun avec les scientifiques, mais aussi les détectives, les policiers, les magistrats et d’autres spécimens humains. Il faut donc préciser en quoi leur appétit de savoir se distingue.
La réponse est connue : un savoir sans limites, sans objet prédéterminé, destiné à tout englober. Le commissaire de police cherche seulement à connaître le vrai coupable dans la liste des suspects. Le biologiste tente de comprendre quel enzyme déclenche un processus dans les cellules cérébrales. Et ainsi de suite. Chaque chercheur traque la réponse vraie à une question circonscrite. Les philosophes, eux, veulent savoir tout. D’une manière insatiable, démesurée, irrépressible.
Encore faut-il se souvenir que « tout » se dit en deux sens. « Savoir tout » peut signifier : saisir le principe organisateur, la loi du monde, le cœur à partir duquel la réalité s’organise. Peu importe, en ce cas, les collections d’exemples et les curiosités disparates. Il faut s’enquérir de ce qui fait tenir la totalité, le monde en tant que monde, non sa succession indéfinie de pièces et de morceaux.

Roger Pol Droit.
Ma philo perso de A à Z.
Seuil, 2013.

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