Extraits philosophiques

Arrogance et ignorance

L’arrogance de l’ignorance
Moyennant un investissement intellectuel modique, le premier « imbécile » venu peut, armé d’un peu de gouaille et d’une « bonne » théorie du complot, faire semblant d’en imposer. Comme l’a dit le paléontologue et vulgarisateur de la théorie de l’évolution Stephen Jay Gould, qui doutait d’avoir forcément le dessus dans la circonstance où il aurait à débattre publiquement avec des créationnistes, « le débat relève d’un certain nombre de règles et de procédés qui n’ont absolument rien à voir avec l’établissement des faits4 ». Gratifiante pour l’ego, la théorie du complot est le refuge des ignorants. Elle leur permet de tenir la dragée haute à plus savants qu’eux par des effets de manche dissimulant mal – mais les autres ignorants n’y verront que du feu – leur absence totale de familiarité avec les choses de l’esprit.
Robert Redeker a bien vu que, dans « le rejet de toute vérité affirmée officiellement […] triomphe le ressentiment contre les élites de la connaissance et se déploie une figure contemporaine de l’anti-intellectualisme5 ». S’improvisant tour à tour juges, enquêteurs, détectives, historiens, économistes, climatologues, virologues, experts en terrorisme ou spécialistes des questions internationales, les complotistes récusent la division du travail sans laquelle nos sociétés complexes modernes ne pourraient fonctionner. Ils font leur « l’idée fausse que la démocratie signifie que “mon ignorance vaut autant que ta connaissance”6 » (Isaac Asimov) et en arrivent à considérer que « la compétence est une invention de l’élite pour imposer sa tutelle aux braves gens7 ». Pour s’en convaincre, il suffit de voir avec quel aplomb le gilet jaune Maxime Nicolle est capable de disserter sur les attentats de Nice et de Strasbourg – dont il conteste le caractère terroriste8. Ou Jean-Claude Van Damme interrompant Christine Ockrent pour balayer son analyse de la politique américaine compte tenu, selon lui, du fait que ce sont de toute façon les Rothschild et les Rockefeller qui dominent le monde9…
Ce mélange d’arrogance et d’incompétence a été mis en évidence au début des années 2000 par deux chercheurs américains de l’université Cornell, David Dunning et Justin Kruger. On trouve probablement des victimes de l’effet Dunning-Kruger dans tous les milieux et à tous les échelons de la société. Mais les complotistes en constituent à coup sûr des spécimens de choix. Là où le sceptique, conscient de ses propres limites, doute de ses propres doutes, le complotiste est en effet généralement sûr de lui et surestime ses capacités.
Le vertige narcissique de la « dissidence »
Compensant leur faiblesse par des numéros d’esbroufe inconséquents, les complotistes cherchent aussi à se différencier de la commune humanité. Plus intelligents, plus courageux, plus lucides que les autres, ils dénoncent le « Système » (de même que l’« Empire », le « Sionisme », le « Capitalisme », etc.) avec d’autant plus d’énergie qu’ils ont eux-mêmes le sentiment d’appartenir à une aristocratie invisible et plus légitime que l’« oligarchie » qu’ils pourfendent – ils cachent mal, en réalité, leur désir profond d’en faire partie ou de la remplacer.
C’est que les complotistes se font d’eux-mêmes une image héroïque. Immodestie qui réside non seulement dans la conviction qu’ils sont suffisamment importants pour qu’on puisse vouloir comploter contre eux10 (leur nombrilisme semble parfois n’avoir aucune limite) mais aussi qu’ils seraient dotés d’une sorte de sixième sens, les rendant plus clairvoyants que les autres. « La pensée idéologique, soutient Hannah Arendt, s’émancipe de la réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens, et affirme l’existence d’une réalité “plus vraie” qui se dissimule derrière les choses sensibles, les gouverne de cette retraite, et requiert pour que nous puissions nous en aviser la possession d’un sixième sens11. » Les complotistes se voient ainsi comme une avant-garde éclairée, des happy few dont le privilège est d’avoir entrevu « le dessous des cartes » quand ils n’ont pas carrément annoncé, en prophètes, toutes sortes d’événements à venir12. Souvent inaptes à reconnaître la grandeur, la noblesse, le désintéressement, les complotistes ne se font en réalité aucune idée de l’héroïsme : c’est la même petitesse d’âme qui anime ceux qui pensent que Mamoudou Gassama n’a pas pu sauver un enfant au péril de sa vie et ceux qui traitent Buzz Aldrin, le deuxième être humain à avoir posé le pied sur la lune, de « menteur ».

L’opium des imbéciles.
Rudy, Reichstadt.
Grasset, 2019.

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