La revanche
Le Shedd Aquarium de Chicago diffuse sur les réseaux sociaux des images de manchots déambulant librement dans les allées désertées de leur zoo aquatique. Les animaux ne se sont pas échappés : l’établissement est fermé au public à cause du virus, aussi le personnel les a-t-il autorisés à quitter leur enclos de verre pour cette promenade qui ravit les réseaux sociaux. Il est vrai que le déhanchement caractéristique de cette espèce nous arrache toujours un sourire attendri. Dans le cas présent, l’effet fonctionne d’autant mieux que le petit couple est ostensiblement intrigué par les aquariums qu’il découvre au fil de sa déambulation prudente. Particulièrement cocasse se révèle le moment où le binôme palmé se retrouve dans le hall d’accueil entièrement vide, semblant conquérir une planète nouvelle. Instinctivement, ces images font plaisir à voir. Mais il suffit de réfléchir quelques secondes pour saisir la tristesse de la scène. Ce que découvrent ces oiseaux, c’est simplement une expérience de la liberté.
Je rêve que ce confinement auquel les humains sont provisoirement contraints leur ouvre les yeux sur la souffrance des animaux forcés de passer leur vie dans des zoos, des cirques ou, pire encore, dans des cages et des hangars d’élevage. Nous, confinés provisoires, avons la chance de pouvoir sortir et de disposer d’un relatif confort pour animer notre quotidien. Ce n’est pas le cas des animaux que nous exploitons, qui tournent en rond dans leurs cellules souvent minuscules, confrontés à une solitude déprimante ou au contraire à une promiscuité insupportable, sans aucun moyen de se divertir ou juste de s’occuper. Songez à ces orques obligées de croupir dix ou vingt ans en solitaire dans un bassin dont la taille équivaut à une baignoire pour nous, sans aucune autre occupation que les numéros esclavagistes exigés par les humains. Dans la mer, ces animaux très sociaux se déplacent toute la journée avec leur groupe composé de 20 à 50 congénères. Pensez aux prisonniers dauphins, lions, tigres, singes, ours. Pensez aussi aux visons ou aux lapins maintenus toute leur courte vie dans des cages grillagées minuscules. Pour eux tous, l’enfer.
Nous prenons rarement le temps de l’empathie, cette capacité à se mettre à la place d’autrui pour tenter de comprendre ce qu’il éprouve. Ce temps nous est maintenant imposé par l’actualité. Soudain privés de notre liberté de mouvement, nous ne pouvons que mesurer combien elle est indispensable à notre bien-être. Et nous ne pouvons que compatir pour tous les animaux non humains qui sont encagés chaque jour de l’année, sans le moindre espoir de libération.
Le monde sauvage, lui, commence à se réjouir du repos que les humains lui accordent depuis quelques semaines. Tandis que l’eau des canaux de Venise s’est miraculeusement éclaircie depuis qu’elle n’est plus troublée par les bateaux de touristes, les poissons y ont fait leur retour. En Sardaigne, des dauphins sont apparus dans le port de Cagliari débarrassé de ses cargos et de ses ferries. Et à Paris, des canards ont été photographiés en train de déambuler en bande sur les trottoirs. Une autre bonne nouvelle est venue de Chine où le commerce et la consommation d’animaux sauvages ont été interdits. La raison : le pangolin, un adorable petit mammifère braconné à grande échelle pour sa viande et ses écailles, est soupçonné d’être à l’origine de la diffusion du SARS-CoV-2 chez les humains, à partir d’un marché de Wuhan.
Le virus est très certainement apparu chez des chauves-souris, comme beaucoup de virus avant lui. La manière dont il a été transmis à l’homme doit encore être confirmée. Il faut pour cela identifier ce qu’on appelle l’« hôte intermédiaire ». Imaginons la chose suivante : une chauve-souris infectée meurt dans sa grotte, son cadavre est goûté par une fourmi, celle-ci est mangée par un pangolin, et ce dernier infecte un humain sur un marché. Il devient l’intermédiaire. S’il est avéré que ce sont bien des pangolins qui ont transmis le virus aux humains (rien n’est moins sûr), nous serons bien obligés de reconnaître qu’ils ont déployé une redoutable machine de défense contre le braconnage intensif dont ils sont victimes, ou qu’ils ont trouvé un incroyable moyen de se venger.
Quoi qu’il en soit, et même si une rumeur attribue la création du SARS-CoV-2 à une manipulation humaine dans un laboratoire de Wuhan, l’origine animale de ce virus qui paralyse le monde ne fait guère de doute pour la communauté scientifique, et ce point doit concentrer notre attention.
Regardons l’origine des dernières épidémies. Le SRAS qui a démarré en Chine en 2002 a été causé par un coronavirus nommé le SARS-CoV, dont le réservoir animal est une chauve-souris insectivore, et dont l’hôte intermédiaire est la civette palmiste masquée, un animal sauvage vendu sur les marchés en Chine. Le réservoir naturel du virus Ebola, qui a été découvert en 1976, est également une chauve-souris, qui l’a transmis à des animaux sauvages ensuite consommés par les humains. Le virus Nipah, identifié pour la première fois en Malaisie en 1998, est également issu de chauves-souris qui l’ont transmis à des troupeaux de porcs et aux hommes. Le MERS-CoV apparu en Arabie saoudite en 2012 semble avoir été transmis aux humains par des dromadaires, qui auraient eux aussi été infectés par des chauves-souris.
Une réaction impulsive pourrait vous pousser à souhaiter l’éradication des chauves-souris, si souvent porteuses de virus inoffensifs pour elles mais dangereux pour nous. L’extermination de ces mammifères volants, dans le but de mettre fin aux pandémies, n’aurait aucun sens. Ils sont en effet très utiles à la biodiversitéa, et dans les épidémies ils sont victimes et non coupables.
Le virus responsable de la grippe A (H1N1) de 2009, soit la dernière pandémie avant la Covid-19, résultait d’un échange génétique entre un virus humain, un virus aviaire et deux virus porcins. Il est apparu dans un élevage de porcs, probablement en Chine. Le principal réservoir des virus H1N1 est aviaire, c’est-à-dire des oiseaux sauvages. Le virus H5N1 a pour origine des oiseaux sauvages et s’abat sur les élevages de volailles. Cette grippe aviaire atteint rarement les humains mais, lorsque ça arrive, elle est mortelle dans la moitié des cas. Citons encore la grippe asiatique qui a tué entre 1 et 4 millions de personnes de 1956 à 1958 : elle avait été causée par un virus A (H2N2) issu d’un virus lié aux canards sauvages.
Enfin, le HIV a pour origine le chimpanzé.
Voilà la réalité : 75 % des maladies infectieuses émergentes sont transmises par des animaux. Ce sont ce qu’on appelle des zoonoses. Celles-ci sont potentiellement très dangereuses pour nous, comme nous nous en rendons compte en ce moment. Et leur fréquence se multiplie. En moyenne, une nouvelle maladie infectieuse touchant les humains apparaît tous les quatre mois. Et nous en sommes hautement responsables.
En cause tout d’abord : la destruction des écosystèmes et l’affaiblissement de la biodiversité. En réduisant l’habitat naturel des animaux sauvages, on force ceux-ci à se rapprocher des humains. Prenez le cas des chauves-souris : leurs forêts se réduisent, alors pour trouver de la nourriture elles se rapprochent des installations humaines, puis elles se nourrissent sur des arbres près des habitations, elles y laissent des déjections ou de la salive, et voilà un virus prêt à être ramassé par un animal ou directement par nous. C’est ce qui s’est passé pour le virus Nipah en 1998 : fuyant les déforestations de Bornéo et Sumatra, des chauves-souris ont migré et se sont installées dans des vergers et dans des fermes où étaient élevés des porcs. Idem pour Ebola : une étude a montré que le virus est plus fréquent dans les zones d’Afrique de l’Ouest et centrale qui ont subi des déforestations8. Or Ebola est également transporté par des chauves-souris. Ces dernières, chassées de chez elles, se retrouvent obligées de nicher dans les arbres de zones habitées par l’homme.
Aymeric Caron.
La revanche de la nature.
Albin Michel, 2020.