Extraits philosophiques

Imprévisible

Lorsque nous sommes victimes d’un traumatisme ou que nos modes de vie habituels sont soudain bouleversés, c’est tout notre équilibre émotionnel qui est fragilisé. La peur prend une place prépondérante, nous pouvons facilement passer du rire aux larmes, nous devenons plus irritables, d’anciennes colères peuvent refaire surface et nous pouvons être envahis brusquement par des vagues de tristesse. De manière plus générale, c’est notre sentiment de bien-être ou de bonheur qui peut être durablement atteint pour laisser place à un sentiment diffus de stress et d’anxiété, voire d’angoisse. Comment retrouver sérénité et bonne humeur ? Nous verrons dans les chapitres suivants l’importance du lien et du sens pour nourrir nos besoins affectifs et spirituels, pour nous aider à nous fortifier et à grandir. Mais, avant cela, je souhaiterais aborder la dimension corporelle et même chimique, qui est essentielle à notre équilibre émotionnel.

Au cours des dernières décennies, l’essor des neurosciences a mis au jour une extraordinaire chimie du cerveau qui influe directement sur notre bien-être. Ces recherches ont notamment permis de découvrir le rôle capital des neuromédiateurs dans notre équilibre émotionnel. Les neuromédiateurs sont des substances chimiques libérées par les neurones et agissant sur d’autres neurones. On en a dénombré une soixantaine, mais, selon les études menées grâce aux techniques d’imagerie cérébrale – notamment au sein du Brain Bio Center de Princeton, sous l’impulsion du neurobiologiste Eric Braverman –, les quatre qui exercent la plus forte influence sur notre comportement sont la dopamine, la sérotonine, l’acétylcholine et le GABA (acide gamma-aminobutyrique). La dopamine est sans doute la plus importante : associée aux plaisirs, elle nous procure un sentiment de satisfaction, de motivation, d’appétit de vivre. La sérotonine est aussi impliquée dans la joie de vivre, la sérénité, le contentement, l’optimisme, mais aussi le sommeil. C’est la principale molécule utilisée par les laboratoires pharmaceutiques pour mettre au point des antidépresseurs. L’acétylcholine est davantage associée à l’intuition, à la créativité, au goût de l’aventure. Le GABA, enfin, favorise la prise de recul, la bienveillance, le dévouement. Il est également impliqué dans la production d’endorphines, molécules libérées pendant l’effort physique, créant une sensation d’euphorie.

Outre les neuromédiateurs, notre cerveau subit aussi l’influence des hormones, ces substances secrétées par les glandes endocrines, telle que l’hypophyse, la thyroïde, les surrénales ou les glandes génitales. Libérées dans le sang par ces glandes endocrines, les hormones vont en général se lier à une protéine qui régule leur action pour assurer le bon fonctionnement d’un grand nombre de fonctions physiologiques. Parmi les hormones qui jouent un rôle dans le bien-être, on trouve l’ocytocine, notamment libérée lors de l’orgasme ou de l’allaitement, et qui favorise la relation aux autres, l’empathie, la tendresse. Le système hormonal, tout comme les neuromédiateurs, s’autorégulent par un système de feed-back qui encourage ou freine leur production. Mais celui-ci est déréglé par le stress. Un traumatisme, un choc émotionnel, un état général d’anxiété bouleversent la chimie de notre organisme, ce qui ne fait qu’accentuer le stress et notre sentiment de mal-être ou de déprime.

La crise du Covid-19 a provoqué chez beaucoup un stress puissant : peur de la maladie et de la mort (voire deuil pour ceux dont les proches sont décédés), angoisse face à l’incertitude de l’avenir, à la faillite économique, anxiété devant l’impossibilité de circuler librement et de rejoindre certains de nos proches, etc. Par la perte de nos repères habituels, elle a aussi favorisé, comme me l’a expliqué le docteur Yann Rougier, spécialisé en neurosciences, un effondrement de la sérotonine, de la dopamine et de l’ocytocine, puisque beaucoup ont été confrontés à un vide d’action et à un vide relationnel. Dans notre quotidien, en effet, nous nous organisons pour satisfaire nos besoins d’action et de relation. Nous organisons nos vies, autant que nous le pouvons, en fonction de ce qui apporte du plaisir, de la satisfaction, de la joie. Nous cherchons naturellement une activité professionnelle et des loisirs qui nous font du bien, nous cultivons notre appartenance à une famille, une communauté, un réseau d’amis, une entreprise. Or, tout cela s’est effondré brutalement, en totalité ou en partie, par le confinement, et la désorganisation de nos vies qui s’en est suivi. Il en va de même lorsque nos vies sont bouleversées par une maladie grave, un divorce, un deuil, une perte d’emploi, etc. Il convient alors de ne pas rester passifs et de remplacer nos activités habituelles par d’autres, adaptées à la situation nouvelle, qui répondent à nos besoins fondamentaux d’action et de relation. Cette réadaptation est nécessaire pour réguler la chimie de notre cerveau qui a été perturbée par ce brutal changement de mode de vie. C’est d’ailleurs ce que beaucoup de gens confinés ont fait en faisant du sport chez eux, en se lançant dans de nouvelles activités artistiques, en organisant via Internet, parfois quotidiennement, des « apéros-corona », etc. La dimension ludique et festive de ces rencontres est capitale, car elle permet de cultiver des émotions positives, indispensables à notre équilibre. À l’inverse, passer des heures à regarder les – mauvaises – nouvelles, à écouter la litanie du décompte quotidien des morts, à suivre des reportages angoissants sur les services hospitaliers engorgés, etc. ne fait que renforcer notre anxiété et perturber notre équilibre chimique et émotionnel. Je n’ai pas hésité à le dire, avec un brin de provocation, en direct sur BFM TV : « Arrêtez de regarder en boucle des images anxiogènes si vous voulez aller mieux ! » « Aller mieux », d’ailleurs, dans tous les sens du terme : tant sur le plan de notre équilibre intérieur/émotionnel que sur le plan de la santé physique, puisque l’on sait que ces deux dimensions sont liées : bien des maladies surviennent après un choc et, inversement, un bon équilibre émotionnel favorise la santé. Ce qui faisait dire à Voltaire, avec un brin d’humour : « Je m’efforce d’être heureux, parce qu’il paraît que c’est bon pour la santé ! » Quand on sait que notre système immunitaire est aussi relié à notre équilibre émotionnel, ce que m’a confirmé le Dr Rougier et plusieurs amis médecins, on a sacrément intérêt à cultiver nos émotions positives en période de pandémie !

Lorsque nous sommes fragilisés, angoissés, déstabilisés, il n’y a sans doute pas de meilleur remède que de rechercher ce qui nous procure du plaisir ou de la joie : savourer des mets qu’on aime, faire du sport, cultiver son jardin, s’adonner à une activité créatrice, se promener dans la nature, téléphoner à un ami cher, écouter un morceau de musique qui nous apaise, faire du yoga, méditer, regarder un film qui nous met de bonne humeur, lire des poèmes, savourer un bon verre de vin… Cela m’évoque aussi ce qu’affirme Spinoza dans son livre IV de L’Éthique : « Un affect ne peut être supprimé ou contrarié que par un affect plus fort que l’affect à contrarier3. » Tout est dit : on ne peut quitter une émotion ou un sentiment de peur, de tristesse, de colère, une dépression, qu’en mobilisant une autre émotion ou sentiment positif : du plaisir, de la gratitude, de l’amour, de la joie. De manière générale, mais davantage encore en période de crise, recherchons toute expérience qui nous procure des émotions positives, de la satisfaction de vivre.

Frédéric Lenoir
Vivre dans un monde imprévisible.
Fayard, 2020.

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