Extraits philosophiques

Et si…

François Deschanels était président d’un État d’une soixantaine de millions d’habitants au sein de la NCO, la Nouvelle confédération occidentale, qui représentait plus d’un milliard d’âmes. Autant dire que son pouvoir était quasiment nul, et il en avait bien conscience !
Il avait rendez-vous avec la surintendante directrice des Banques, qui avait remplacé les anciens ministres des Finances, et il n’en menait pas large. Il allait falloir jouer serré.
Natacha Marthe Kelly, NMK comme la presse l’appelait affectueusement, n’était pas du genre commode. Par la mainmise de son consortium bancaire sur les mécanismes financiers, elle avait le pouvoir d’écraser un État comme une vulgaire punaise.
Cela faisait plusieurs mois qu’il mendiait un rendez-vous, et il ne l’avait obtenu qu’après bien des relances. On lui avait assez fait comprendre qu’une surintendante bancaire avait d’autres chats à fouetter que de recevoir un simple président d’État. Elle était suffisamment occupée à gérer les équilibres financiers face à la puissante SC, la Sino Confédération.
Mais NMK représentait son seul espoir. Par la force de son consortium bancaire, elle se trouvait – ce n’était un secret pour personne – au cœur même de la direction de la NCO. Elle pouvait donc, par sa seule voix, empêcher la réforme que le surintendant des Études et Divertissements avait décidée. Le Président jouait donc sa dernière carte.
* *
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Il pénétra dans l’immense bâtisse de verre mais, à plusieurs reprises, il dut présenter ses papiers à des huissiers, ce qui ajouta à son humiliation. Et dire qu’il était l’héritier en droite ligne de dirigeants qui avaient autrefois pesé sur les destinées du monde ! Comment avait-on pu en arriver là ?
Il ravala sa fierté et attendit qu’on veuille bien l’introduire dans le saint des saints. L’accueil fut courtois mais sans chaleur.
Sachant que NMK était née sur son sol national, François crut bon d’engager la conversation dans sa langue. Mais celle-ci le remit bien vite sur les rails. Les affaires importantes ne se traitaient qu’en anglo-américain.
Il entra donc sans tarder dans le vif du sujet : cette réforme des études qui se préparait, et que son surintendant avait pompeusement nommée « Nouvelles perspectives globalisantes pour une jeunesse en phase avec l’avenir ».
Il s’agissait en fait ni plus ni moins que de supprimer dans les enseignements tout ce qui renvoyait à des perspectives nationales. Histoire, géographie, littérature, sciences ne devaient plus être rattachées à une conscience étatique. Le cordon ombilical avec le pays de naissance devait être rompu.
Bien entendu, NMK n’en ignorait rien.
François chercha à jouer sur la fibre sensible :
— On ne peut laisser faire ça, priver notre jeunesse de ses racines. Vous ne pouvez renier cette culture qui a fait de vous ce que vous êtes ! L’identité nationale représente encore quelque chose pour vous ?
NMK eut un petit sourire :
— Certes, cher Président, mais vous comme moi appartenons au passé… et c’est l’avenir que nous devons préparer. Le citoyen de demain est une personne qui bouge, qui va où l’emploi se crée. Ses références ne sont plus les mêmes. Il se fiche de savoir si Napoléon a gagné ou perdu à Waterloo, si Pasteur a guéri la peste ou la rage… Il vit dans un nouveau monde avec de nouvelles clés. Pourquoi encombrer sa mémoire de connaissances obsolètes ? Les identités nationales sont facteurs d’affrontements, tandis que nous préparons la paix.
François voulut l’interrompre en lui faisant remarquer que ce qui se tramait avec la SC ressemblait fort à une guerre… et que les armées privées des différentes multinationales, engagées dans la conquête des matières premières, avaient fait de l’Afrique et du Moyen-Orient un champ de ruines. Mais il ravala sa salive pour écouter poliment la leçon.
— Regardez, lui dit-elle, les Nouveaux Jeux olympiques que la NCO a organisés. Le fait d’avoir remplacé les équipes d’États par des équipes liées aux grandes marques n’a gêné en rien l’enthousiasme du public. Et la victoire de Microsoft a ravi tous ses utilisateurs. C’est un signe ! Les temps sont venus d’accélérer le processus. L’histoire et la géographie ne représentent plus rien dans le cœur des hommes. Nous sommes aujourd’hui dans une globalité mondiale, et les entreprises qui créent les richesses sont les vraies boussoles de la modernité.
— Si je puis me permettre, osa-t-il avec un sourire pincé, à quoi sert alors ma fonction de président d’État ?
— Elle est majeure. Vous êtes l’homme de la transition. Et c’est grâce à votre aide que nous construisons l’avenir. Croyez-moi, cette nouvelle réforme éducative n’est pas une simple lubie personnelle du surintendant des Études et Divertissements. Elle est voulue par le Conseil supérieur de la NCO. Appuyez-la de toutes vos forces, et nous saurons vous en remercier.
— Et si je refuse, si je démissionne…
— Cher Président, vous êtes suffisamment intelligent pour ne pas me proposer cette démission. Vous savez comme moi que cela ne servirait à rien. Vous resterez président tant que nos journaux et nos sites Internet le désireront.
Elle fit un large sourire, se leva et lui tendit la main.
L’entretien était terminé…
* *
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François songea à ses deux filles, toutes deux professionnellement bien placées dans l’organigramme de grandes sociétés multinationales. Leur ascension si rapide était sans aucun doute liée à sa propre bienveillance envers les puissances dirigeantes. Allait-il mettre en péril leurs carrières pour des états d’âme de vieux schnock ? Le monde avait changé. Il n’était plus temps d’infléchir ce qui était devenu l’ordre des choses. C’était il y a une trentaine d’années qu’il aurait fallu agir, lorsque les nations représentaient encore quelque chose… Petit à petit, la NCO leur avait grignoté tout pouvoir de décision. Au nom de la liberté d’entreprise, de la démocratie, de la mondialisation et de la paix entre les peuples.
Avec un sourire amer, il s’inclina et quitta la pièce. Mais sans trop savoir pourquoi, il marchait désormais avec un dos plus courbé encore qu’à l’ordinaire.

Michel Piquemal.
Et si demain.
Éditions Le Muscadier, 2015.

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