Bouffons
La spirale du discrédit qui gagne les démocraties ouvre la voie à la puissance dévoratrice du mythe. Car le mythe n’est pas un récit, c’est l’appel à un rassemblement collectif, une puissance de convocation d’un peuple, un rêve collectif autour duquel se regroupent les peuples sans récit. Dans la formation d’un mythe collectif, il y a la réapparition spectrale de quelque chose qui a disparu. Le mythe ne cache rien : il ressuscite. « Le rêve américain est mort, clamait Donald Trump pendant sa campagne. Si je suis élu, je vais le ressusciter. » Avec le mythe, c’est la puissance d’une identité perdue qui revient. Un Royaume-Uni souverain avec le Brexit. Une Amérique plus grande avec Trump.
Le jour de la prise de fonctions de Bolsonaro, le blogueur politique Filipe Martins, un de ses proches, a tweeté : « Le nouvel ordre est là. Tout est à nous. Deus vult. » « Deus vult », « Dieu le veut », est la formule latine de la Première Croisade. Depuis, Bolsonaro a nommé Martins conseiller spécial aux affaires internationales. Lors du second tour de l’élection présidentielle, il avait été plus explicite encore : « La nouvelle croisade est décrétée. »
Pour donner à cette croisade une réalité, Bolsonaro a construit la figure du « vagabond », le grand ennemi du Brésilien moyen : le stéréotype du marginal, pauvre, noir, dealer de drogue, progressivement étendu aux travestis, aux gays, aux habitants du Nord-Est, aux activistes en tout genre, aux féministes, aux universitaires… bref, à tous ceux qui menacent la stabilité de la famille traditionnelle.
La polarisation qui a favorisé la montée de Bolsonaro n’oppose donc pas seulement la droite et la gauche ; elle s’est aussi structurée autour de la question du genre. Selon Rosana Pinheiro-Machado, la « crise du genre masculin » est inséparable de la crise économique : « La masculinité a été doublement affectée par l’émergence de nouvelles voix féministes et par les difficultés liées à la crise économique. Dans ce monde fou où les filles parlent politique, Bolsonaro représente une figure militaire capable de rétablir l’autorité masculine et de garantir un ordre dans un monde désorienté. »
L’enquête réalisée par Rosana Pinheiro-Machado à Porto Alegre a montré que le phénomène Bolsonaro a pris de l’ampleur dans les semaines qui ont précédé les élections. S’est mis à gonfler de manière irrationnelle un phénomène d’« effervescence collective ». À la question : « Pourquoi votez-vous Bolsonaro ? », les ethnologues menant l’enquête obtenaient des réponses de plus en plus irrationnelles : pour la famille, pour Dieu, pour la corruption, pour le chien, pour tout. C’était un mouvement de radicalisation très émotif et contagieux, nourri par les réseaux sociaux.
CARNAVALISATION DE LA POLITIQUE ET POLITISATION DU CARNAVAL
Des enquêteurs ont présenté une vidéo à de jeunes lycéens qui énuméraient les phrases les plus controversées de Bolsonaro. À la fin de la vidéo, les lycéens riaient et applaudissaient. Pourquoi riaient-ils ? « Parce qu’il est cool, parce qu’il est un mythe, parce qu’il est drôle, parce qu’il dit ce qu’il pense » : telles étaient les réponses les plus fréquentes. Certains allaient même jusqu’à nier que Bolsonaro prononce des discours de haine. Un garçon de 16 ans a résumé l’opinion générale : « Il n’a aucun discours de haine. Il ne fait qu’exposer son opinion, dire la vérité. » Le vote Bolsonaro apparaissait comme une provocation et comme un jeu, une sanction contre le système et un défi ludique. « Les non-dupes errent », disait Lacan. C’est devenu la loi des réseaux sociaux. Désormais, ils votent Bolsonaro ou Trump.
Le mythe Bolsonaro a deux visages. L’un regarde vers le passé de la dictature militaire et affiche les formes « sérieuses » de l’autorité, ses slogans et ses drapeaux ; l’autre est tourné vers le futur, il gouverne via Twitter et adopte les idéaux-types en vigueur sur les réseaux sociaux. La transgression, l’affrontement, l’outrance y sont surjoués, adoptés comme des postures ludiques et juvéniles.
Toutes les déclarations proto-fascistes de Bolsonaro, si extrémistes soient-elles, sont acclimatées, rendues acceptables et comme inoffensives sur les réseaux sociaux, ce territoire où le jugement politique ou moral est comme suspendu, créant une tolérance à la haine. Tout ce qui est excessif est relativisé par l’onction numérique, soumis à l’injonction du « tout dire », légitimé par la sincérité et l’authenticité.
Ce qui ne signifie pas que la violence en ligne soit sans danger. Car ce fascisme 2.0 a besoin de vrais meurtres pour ne pas se dissoudre dans le pur éther du mythe, comme l’ont montré l’assassinat de Marielle Franco et les nombreuses agressions contre les LGBT. Dans El País, Eliane Brum s’alarme des « violences commises par des agents des forces de sécurité de l’État au cours des 100 premiers jours de l’année, telles que l’exécution de 11 suspects à Guararema (SP) par la police militaire et les 80 coups de feu tirés sur une voiture familiale par des soldats à Rio ». Un véritable permis de tuer délivré par ce gouvernement, qui encourage la guerre entre Brésiliens, félicite les policiers qui tuent des suspects et autorise la vente libre d’armes à feu. Sans oublier les attaques contre les sans-abri : en trois mois, au moins huit mendiants ont été brûlés vifs au Brésil4.
Les parodies du fascisme ou du nazisme, comme celle de Chaplin dans Le Dictateur, seraient beaucoup plus difficiles à réaliser aujourd’hui, car le fascisme de Bolsonaro, les outrances de Trump ou celles de Salvini se présentent eux-mêmes comme des parodies. Ils se donnent à lire au second degré, teintés d’ironie, sous la forme de l’inversion du vrai et du faux, du légitime et de l’illégitime, de l’original et de la copie. Dans le monde des réseaux sociaux, le risque n’est pas d’être démenti, mais d’être moqué.
C’est la loi du carnavalesque politique, qui prend au Brésil une forme originale. Pendant que la politique se carnavalise sous les traits de l’outrance et de la déformation, le carnaval se politise en reprenant à son compte les droits des minorités sociales, sexuelles, ethniques. Carnavalisation de la politique versus politisation du carnaval.
Le sociologue Éric Fassin rappelle sur son blog que le carnaval a affiché cette année une opposition déclarée au discours raciste, machiste et homophobe du nouveau chef de l’État : « Au défilé des écoles de samba, c’est Mangueira qui l’a emporté avec son hommage ouvertement politique à Marielle Franco » – la conseillère municipale noire de Rio et militante des droits des minorités assassinée un an plus tôt, presque jour pour jour, le 14 mars 2018. Le spectacle mettait également en scène l’histoire des dominations multiples qui, depuis toujours, font le Brésil. Les chars évoquaient aussi bien l’esclavage (aboli en 1888) que la dictature (de 1964 à 1985). « Jair Bolsonaro a donc tenté une contre-attaque avec un tweet qui fait curieusement écho à Donald Trump, dont il s’inspire : il a relayé une vidéo de golden shower (un homme urinant sur un autre). »
Christian Salmon.
La tyrannie des bouffons.
Éditions Les Liens qui libèrent, 2020.