
Philosofa
LA PLUS GRANDE INVENTION DE TOUS LES TEMPS
« Le principal aura été de faire ce que j’avais eu envie de faire : pas un homme sur mille n’y parvient. »
Charles BUKOWSKI,
« Observations sur la vie d’un vieux poète »,
dans Un carnet taché de vin
Le canapé est une chose sacrée.
Je ne peux même pas dire ce que c’est, si c’est un meuble ou un lieu, mais on peut affirmer en tout cas que c’est la plus grande invention de tous les temps.
Pourquoi ? Parce qu’avant qu’il n’entre dans nos vies, au XVIIIe siècle, il n’y avait rien qui puisse servir de prétexte pour cesser de travailler et aller se détendre ; car un lit, n’en déplaise à Proust qui en avait fait son bureau, ça sert à dormir.
Le canapé est au contraire l’expression terrestre de la détente.
Ce n’est pas un hasard si, pour le désigner, on utilise aussi le mot divan, par référence au plaisir divin de se prélasser sur ses coussins moelleux. Le a au lieu du i ne doit pas nous faire perdre de vue l’essentiel : le premier qui s’assit sur un divan a eu une illumination, qu’il a exprimée en associant cet objet au divin – sauf que, au moment de prononcer le i, il poussa un bâillement d’extase comme il n’en avait jamais éprouvée auparavant.
Voilà pourquoi, comme le dit l’un des princes de l’oisiveté, Emil Cioran : « Beaucoup d’esprits ont découvert l’Absolu parce qu’ils avaient près d’eux un canapé1. »
On doit cette invention aux Ottomans, des gens qui savaient se détendre ou qui en tout cas savaient comment alléger le travail (voué à l’exécration par toute culture non encore corrompue). C’est ainsi du moins que les choses ont dû se passer, si le mot divan dérive bien de l’arabo-persan dīwān, qui désignait les registres administratifs rédigés par des scribes assis sur de longs fauteuils composés d’une structure en bois recouverte d’un matelas et de tapis, et agrémentée de coussins pour la rendre plus confortable – les ancêtres de nos canapés…
Qu’un mot indiquant d’ennuyeux registres ait fini par désigner le support physique sur lequel leurs auteurs les rédigeaient en dit long sur l’importance de cette invention. Toutefois, comme je pense qu’il faut rendre à César ce qui est à César, je ne peux passer sous silence le fait que les Romains, probablement le peuple qui savait le mieux s’amuser, utilisaient eux aussi – notamment pour manger, quelle classe ! – des lits garnis de coussins : c’est ce qu’ils appelaient le triclinium, c’est-à-dire trois lits disposés dans une pièce où les maîtres de maison pouvaient prendre un repas avec leurs invités. Ce ne sont sans doute pas de véritables canapés, mais très sincèrement je me vois mal leur refuser une part de paternité dans l’origine de notre bien-aimé objet d’étude. Pourquoi diable avons-nous cessé de manger couchés ?
Mais il existe un autre terme pour désigner le canapé : celui de sofa, qui vient lui aussi de l’arabe, du mot suffa, qui signifie coussin.
Comme vous pouvez le constater, il y a encore un problème de i, qui s’est égaré dans un moment d’assoupissement passager. La parenté est claire, en effet, entre sofa et le grec sofia, la connaissance, la sagesse.
Toute la sagesse du monde consiste à savoir rester assis ou allongé sur un canapé à ne rien faire, loin des illusions dont la vie est perpétuellement tissée. Pascal, notamment, disait que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre, oubliant cependant d’ajouter : « assis sur un canapé ».
Voilà donc l’explication du lien entre le canapé et la philosophie, qu’on appelle aussi – pour ceux qui aiment les jeux de mots – « philosofa » : le canapé est en lui-même une philosophie de la vie qui invite au ralentissement, à la procrastination, à la rêverie, à la décontraction, à l’oisiveté.
Contre le devoir imposé, pour une revanche ludique sur l’existence.
Je le répète : les pages qui suivent relatent des idées qui n’auraient pas pu me venir à l’esprit si je n’avais pas été confortablement installé sur un canapé.
Philosophie du canapé: Comment vivre une vie détendue.
Scrima, Stefano.
Rivages, 2024.



