Extraits philosophiques

Nuit

Nuit
Nous avons perdu la nuit. Elle s’en est allée à mesure de nos découvertes. La bougie, lueur éphémère, fragile, religieuse, l’avait apprivoisée sans vraiment la tenir à distance. La fée électricité a réduit son emprise et son territoire, nous a rendus maîtres du jour à tout moment possible. À l’émerveillement ont succédé la lassitude, la force de l’habitude et la conviction que plus rien, désormais, ne changerait. Mais les écrans sont arrivés, et avec eux la connexion permanente. Voici venu le temps de l’aube perpétuelle. De la lueur bleutée qui jamais ne s’éteint, du rayonnement qui jamais ne s’apaise. Éveillés, hagards, hébétés, nous sommes irrémédiablement attirés par leur lumière. Nous devenons des papillons. Nos yeux ne se ferment plus. Finies, les insomnies, place à l’a-somnie et aux veilleurs sentinelles, à ceux pour qui la nuit n’est plus qu’une séquence hypnotique entre mauvais sommeil et connexion décevante.
Je suis l’un d’entre eux. Comme chacun d’eux, je m’accommode de la lueur ininterrompue, oublie l’heure nocturne pour plonger dans l’infini que proposent les écrans, le monde qu’ils offrent, le réconfort qu’ils promettent. Mais l’illusion se dissipe vite. Je passe d’application en application, cherchant celle qui accompagnera la veille qui, à mes dépens, s’est imposée. À l’heure du grand tout disponible, il devrait être possible de s’assoupir en compagnie d’un film, d’une série, d’un morceau, d’un texte, d’un message. N’ai-je pas, sur mon téléphone, à portée du pouce, 7 865 titres de musique que j’ai préalablement sélectionnés, 2 300 épisodes de séries que je n’ai pas encore regardés, 842 films que j’ai étiquetés dans « ma liste », 14 abonnements aux journaux, 529 livres en format numérique qui n’attendent que ma lecture ou relecture, ou l’oubli, 3 054 comptes que je « suis » sur Twitter ? Je suis entouré par une foule de propositions visant à masquer la solitude de l’a-somnie. Et pourtant, cet infini produit comme une menace diffuse, comme l’amorce d’un découragement qui prolongera l’absence de sommeil. Tout est là, et tout, c’est beaucoup trop. L’histoire n’a plus de poubelle, l’oubli est au chômage, l’usure un concept ancien. Comme des dieux, nous pouvons, à loisir, naviguer entre tout ce qui a été, un jour, enregistré, mixé, produit, sans faire de différence entre ce qui est récent et ce qui est ancien. Mais la majesté du permanent efface la fragilité de l’éphémère. Il faut choisir quand il faudrait dormir. Et c’est alors qu’arrive la conscience du flot, du déluge, du tsunami qui se cache derrière l’écran minuscule. Et que s’annonce une autre fatigue, qui n’a, elle, pas d’échappatoire. Je suis le roi, je peux tout choisir, mais je suis fatigué à la simple idée de devoir le faire. Face à l’infini et seul, fasciné par l’extérieur et comme vide à l’intérieur. Un roi avec trop de divertissements, accablé.

Bruno Patino.
Subversion.
Grasset, 2023.

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