Extraits philosophiques

Brin de poésie

« Éloge de la poésie en ces temps obscurs »

« La poésie est rare, le vulgaire, partout. C’est en substance le nœud de la crise spirituelle qui ne lâche pas les humains. Par poésie, j’entends la beauté naturelle, et non intellectuelle, des choses. Autrement dit, la poésie qui parle sans intermédiaire au cœur, qui chatouille le regard et nourrit les émotions.

La poésie est l’autre nom de la vie. Celui qui la malmène désoriente l’équilibre des êtres et des choses. Celui qui la méprise érige un temple à la laideur et au vacarme. Celui qui ne sait pas l’apprécier passe à côté du sublime. Pareil à la chauve-souris, préférant l’obscurité à la magie du soleil, il ne touche pas les objets, il les tâtonne ; il ne lape pas le nectar, il en avale l’illusion ; il ne saisit pas la sève des corps, il en devine seulement l’enveloppe.

Moins il y a de poésie, plus croît le malheur. Le bonheur niche dans le secret et les détails de la vie. Qui veut se retrouver dans ses bras hume les choses, en explore les courbes, les textures, les sons, les parfums. Qu’il le fasse en imitant l’abeille et non le papillon. L’abeille, noble et fidèle insecte, ne papillonne pas : elle butine avec art les mêmes pistils, produit le même pollen, le même miel. Quant au papillon, volage, coureur de fleurs, loueur d’instantanéité, il n’érige pas d’œuvre malgré sa beauté, il ignore comment rouler les boules et fabriquer le sucre.

Malheur à celui qui possède tant de choses et, possédé par la futilité de ses choses, ignore comment en tirer le moindre frisson. Malheur à celui qui a et qui n’est pas. Avoir sans être, vous voilà coque de l’œuf sans le jaune. La coque, certes, protège, mais finit déchet. C’est le jaune, nourri du blanc, qui se mue en poussin.

Mais que suis-je en train de bâtir ? Une philosophie ? Un manuel du bonheur ? Un almanach de certitudes ? Dans quel délit me suis-je pris ? Dans les mailles inextricables de la pensée, des concepts vides loin de la vie pratique ? Malheur à moi aussi qui, coincé dans la spirale de l’existence, ai souvent ouvert ma tête et non mes sens.

Je suis miné de paradoxes, pareil à ce baigneur absurde qui, après s’être trempé dans la mer, s’enfuit, craignant les gouttes de pluie sur sa tête déjà mouillée. Je suis une âme de contradictions, oscillant entre ce que je suis, ce que je crois être, ce que j’aimerais devenir et ce que je ne serai jamais.

Vivre, ce n’est pas un métier facile. C’est arpenter un labyrinthe, souvent à tâtons. Courir, suer, tomber dans des trous, grimper des crêtes. À chaque rond-point, il y a un vigile qui attend, un sifflet qui ordonne, une signalisation qui règle et dérègle, des fils qui se croisent et se décroisent et, tout autour, une faune qui s’agite, essaim de somnambules faisant tourner la ruche. Et partout règnent l’inconsistance, la quantité et la quantification. La plupart des humains ne vivent pas réellement : ils sont dépourvus de vie ou ils en ont en trop.

L’être humain garde toujours, même au seuil de la vieillesse, ses caprices de gamin mal élevé. Éternel insatisfait, il ronchonne tout le temps, repu ou en manque. Tout ce qu’il n’a pas et aimerait avoir est forcément bon. Ce qu’il a, même s’il est de haute valeur, est à bas prix. Quand on vit entouré de montagnes, on en maudit la majesté des sommets, on fantasme sur les plaines. Lorsqu’on est doté d’une peau basanée, on jalouse les frimousses roses, et vice-versa.

Quand on vit dans une société dont les membres prennent leur temps, on envie les pays où l’on court et on dénonce la nonchalance des siens. Lorsque l’hiver est là, on regrette l’été, et lorsque celui-ci revient, on le bombarde aussitôt de jurons en le pourchassant à coups de : « Saison des enfers, fous-nous la paix ! Vive le gel et les vents du Nord ! »

Que celui qui veut être heureux cesse d’être partout. Être partout, c’est être nulle part. Ni avec soi, ni avec les autres, ni avec les choses. Hors sol, suspendu à la merci des vents. Que celui qui veut être heureux habite la poésie du monde : dialogue avec le lézard se faufilant dans l’herbe, souris à la sittelle le gratifiant d’un chant, enlace l’arbre de son jardin, inspire goulûment l’arôme du café du voisin, renvoie l’os au chien guilleret aux pattes barbouillées de boue. Que celui qui veut être heureux plante ses orteils dans l’humus du jour et de la nuit, les sens enfiévrés, le cœur ouvert aux grâces de la vie. »

Karim Akouche

 

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