Extraits philosophiques

Belle histoire

La philosophie ne se réduit pas à la morale

Claude Capelier : Avant de suivre la grande aventure de la philosophie des origines à nos jours, il est bon de nous préparer à ce voyage et de rassembler quelques cartes et quelques outils. Bien que les spécialistes eux-mêmes ne semblent pas bien s’accorder sur la définition de leur propre sujet, essayons quand même de définir le cadre du périple que nous allons entreprendre. Qu’est-ce qui distingue la réponse philosophique de celles que nous apportent les impératifs moraux, les idéaux politiques ou les enseignements des « sages » ?

Luc Ferry : Pour le comprendre, il faut partir d’une distinction cruciale, trop souvent occultée ou mal interprétée1. Nos existences se déploient toujours – et cela, sans doute, depuis l’aube de l’humanité – en référence à deux grandes sphères de valeurs qui sont fondamentalement différentes, même si on tend presque toujours à les confondre dans le débat public voire philosophique : d’un côté les valeurs morales et de l’autre ce que j’appellerais des valeurs « spirituelles » ou « existentielles ». Il est crucial de ne pas confondre ces deux sphères si on veut avoir une chance de comprendre réellement ce qu’est la philosophie.

– Quelle est donc la différence ?

– S’agissant de la définition des valeurs morales, on pourrait, bien sûr, leur consacrer un livre entier, mais si l’on s’en tient à l’essentiel, quelques lignes suffiront ici : dans toutes les grandes visions morales du monde, celle des penseurs stoïciens comme celle du Bouddha, celle de Jésus comme celle des pères de l’École républicaine, on retrouve toujours deux grandes exigences : le respect et la générosité. On se comporte moralement avec les autres quand, d’une part, on les respecte (et la charte de ce respect est aujourd’hui symbolisée pour nous, sur le plan collectif, par les Droits de l’homme) et que, d’autre part, on ajoute à ce respect d’autrui, qui reste encore un peu formel, la bonté, la gentillesse, la bienveillance, la bienfaisance si possible. Respect et générosité… Je ne connais aucune vision morale qui recommanderait la violence, le manque de respect et la méchanceté ! Ce rappel est trop banal pour qu’on s’y arrête plus longuement, mais il est nécessaire pour mettre en évidence, par contraste, l’autre sphère de valeurs que j’évoquais et qui touchent, elles, aux questions spirituelles, non pas dans l’acception religieuse du terme, mais au sens large de ce que Hegel appelait la « vie de l’Esprit » : là où s’élaborent les représentations qui structurent notre rapport au monde et la signification que nous donnons à notre existence.

– En quoi cette sphère spirituelle, ou existentielle, est-elle l’objet, par excellence, de la philosophie ?

– Faisons un rêve : imaginons que nous disposions d’une baguette magique qui nous permettrait de faire en sorte que les humains, sans exception, se conduisent désormais les uns vis-à-vis des autres de manière parfaitement morale, que chacun soit respectueux d’autrui, bon et gentil non seulement avec ses proches, mais avec le prochain, c’est-à-dire potentiellement avec tous les autres. Vous imaginez bien que le destin de l’humanité en serait radicalement changé : il n’y aurait plus de guerres, de massacres, de génocides ; on ne craindrait plus les viols ni les vols ; on se passerait d’armées, de polices, de prisons ; on mettrait probablement un terme aux inégalités sociales, à tout le moins aux plus criantes. C’est là que vous allez voir immédiatement la différence entre valeurs morales et valeurs spirituelles : même si ma fable devenait réalité, quelle que soit la gentillesse dont vous ferez preuve envers les autres, vous vieillirez et vous mourrez quand même ! Ça ne vous empêchera pas non plus de connaître l’épreuve terrible du deuil d’un être aimé ou de la séparation d’avec un être cher. L’humanité aurait beau connaître l’extraordinaire métamorphose induite par cet « enchantement moral », cela n’empêcherait en rien la mort de ceux qu’on aime, ni la nôtre ni les histoires d’amour qui finissent mal, ou simplement l’ennui d’une vie quotidienne trop répétitive, autant de sujets qui sont pourtant investis d’énormes quantités d’affects et de valeurs. Ce sont ces valeurs-là que j’appelle « spirituelles » ou « existentielles », parce qu’elles touchent directement à la question de la vie bonne pour les mortels, tandis que les valeurs morales ne sont au fond qu’un cadre propre à pacifier les relations entre les êtres humains, mais pas encore une condition suffisante d’une vie réussie.

La plus belle histoire de la philosophie.
Claude CAPELIER, Luc FERRY.
Robert Laffont, 2013.

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