Temps libre
Le temps libre n’est pas anecdotique, mais central. Il n’est pas l’à-côté de la vie, mais la vie même. Il n’est pas une pause dans le jeu social, mais le moment critique où il se joue. Il nous façonne dans l’enfance, et nous sert tout le reste de notre existence.
L’usage réellement autonome de son temps libre, et la profusion de ces moments pour soi, sont des caractéristiques propres à notre époque. Que faisons-nous de ce temps gagné à force de prodiges technologiques ? À quoi l’utilisons-nous et en vue de quoi ? Sommes-nous réellement autonomes dans la façon dont on décide de l’allouer ? Si non, qui décide ou influence nos choix ? Quelles différences ces choix produisent-ils entre les individus ? Comment le loisir est-il à la fois le reflet et le levier méconnu des destins et des pouvoirs ? En quoi, enfin, l’usage du temps pour soi est-il un phénomène critique pour l’équilibre de la civilisation contemporaine ?
Ce trésor du temps donné est un drame. Nous ne savons au fond pas qu’en faire ; il nous embarrasse. L’occupation de son temps libre est un art qui n’est pas enseigné. Il faisait l’objet d’une culture particulière chez les peuples premiers et les classes entièrement oisives d’autrefois. L’époque actuelle s’est éveillée au loisir sans y être préparée et sans garde-fou.
La crise du progrès que nous traversons trouve son origine profonde dans le drame du loisir mal utilisé, du temps vidé de son sens. L’art d’occuper son temps libre est le défi principal que les individus vivant dans les pays développés doivent affronter. Il en va de notre équilibre mental, mais aussi de notre capacité à progresser socialement. Le loisir est tout sauf un élément anecdotique de nos sociétés : il est à la fois leur plus grande faiblesse et la clé de leur évolution.
Ce livre propose de décrire l’histoire de ce temps à soi, d’analyser ses différentes formes et d’en interpréter les mutations. Les formes traditionnelles de loisir, celles du travail sur soi et de la relation aux autres, ont vu leur développement limité au bénéfice de la domination quasi exclusive du divertissement.
Et si nous traversions, sans le savoir, une crise du loisir ? Ma thèse est que le loisir a subi une transformation radicale que nous n’avons pas vue. Il n’est plus donné par défaut pour la méditation religieuse ou intellectuelle, ou bien affecté à l’agrégation sociale, mais a été presque entièrement absorbé par le divertissement. La précautionneuse mise à distance du plaisir immédiat, cette antique discipline de soi, s’est dissoute dans le tourbillon de l’immédiateté.
Pourtant l’usage de son temps libre est plus que jamais le principal – et pourtant le moins bien identifié – des vecteurs de distinction sociale. C’est lui qui détermine les trajectoires, décide des destins, enferme ou libère. Bien sûr, les inégalités sont la conséquence de mécanismes complexes et sont liées à de nombreux facteurs. Mais le temps libre est le nœud de beaucoup d’entre eux. Par égalitarisme, nous ne voulons pas le voir. En le négligeant, nous passons à côté d’un mouvement réellement à l’œuvre dans nos sociétés, qui est en train de creuser le fossé des inégalités.
Les nouvelles technologies accentuent la tragédie du temps libre. Elles fonctionnent comme d’impitoyables pompes aspirantes, plaçant notre esprit sur des rails qu’il est prodigieusement difficile de quitter. Les techniques de captation de notre attention, l’infinie variété des contenus et leur accessibilité permanente se conjuguent pour tyranniser nos loisirs.
On a volé notre temps.
Retrouver l’art subtil de s’occuper est le défi inattendu que nous devons tous relever.
Olivier Babeau.
La tyrannie du divertissement.
Buchet Chastel, 2023.