Belle semaine
Réfléchir peut-il nous rendre heureux ?
« Contemple-là, cette terre, telle que Dieu l’a donnée à ceux qui l’habitent. N’est-elle pas visiblement et uniquement disposée, plantée et boisée pour des animaux ? Qu’y a-t-il pour nous ? Rien. Et pour eux, tout : les cavernes, les arbres, les feuillages, les sources, le gîte, la nourriture et la boisson. Aussi les gens difficiles comme moi n’arrivent-ils jamais à s’y trouver bien. Ceux-là seuls qui se rapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais les autres, les poètes, les délicats, les rêveurs, les chercheurs, les inquiets ? Ah les pauvres gens ! »
Guy de Maupassant[1]
Le Penseur sculpté par Rodin ne fait pas vraiment figure d’homme heureux : le corps entier semblant plier sous le poids du souci, la tête lourde de pensées métaphysiques, soutenue par un bras replié, le front au creux de la paume. Voilà plutôt un homme qui « se prend la tête ». De même, l’homme accablé de pensées, non métaphysiques mais logistiques, semble souvent plongé dans ses pensées plus que dans le bonheur.
Face à eux, pourrait-on dire, « l’imbécile heureux », qui se pose là mais ne se pose pas de question, profite de la vie dans la mesure de ses possibilités, un sourire toujours scotché sur son visage sans trop savoir pourquoi. Un rien le rend « heureux » : une mauvaise blague, une bière, une chaise longue, le simple fait d’exister. Il semble pourvu d’une sorte de don : sentir, sans même s’en rendre compte, que l’existence est un privilège.
Qui est vraiment le plus heureux ? L’imbécile heureux sait-il ce qu’est le bonheur ?
Le penseur lui non plus ne sait probablement pas ce qu’est le bonheur. Pourtant, malgré la fatigue et le doute, il éprouve une joie diffuse à se développer ainsi au contact de ses pensées, voire à se demander simplement s’il est heureux. Peut-être même ressent-il, au cœur de sa lucidité, une étrange satisfaction à prendre la mesure du chemin qui le sépare du bonheur, à comprendre qu’il ne comprendra pas tout. L’homme affairé, lui aussi, retirera du plaisir à régler les problèmes que sa réflexion lui soumet. Mais ce genre de joies, de plaisirs ou de satisfactions ne sont pas le bonheur.
Le bonheur, à la différence de la joie intense ou de la satisfaction ponctuelle, désigne un état, durable, de complète satisfaction : le fait de coïncider harmonieusement avec soi, sans aspirer à plus. La réflexion ne vient-elle pas souvent nous souffler que nous pourrions aspirer à autre chose ?
Penser alimenterait alors en nous une insatisfaction, et ne pourrait nous aider à mieux vivre. Nous aurions toutes les raisons de douter des vertus existentielles de notre réflexion. Mais l’imbécile heureux n’est jamais fou de bonheur, et son sourire un peu absent n’est pas l’indice d’un bonheur authentique. C’est comme s’il manquait de quelque chose pour être rempli d’un bonheur plus profond. De quoi manque-t-il alors… si ce n’est de réflexion ?
La réflexion nous place-t-elle nécessairement à distance de notre bonheur ou est-elle au contraire ce par quoi nous le mesurons, et donc l’éprouvons vraiment ?
Charles Pépin.
Une semaine de philosophie.
Editions Flammarion, 2023.