Une pépite
Quand la vérité devient cubiste
L’émergence des réseaux sociaux a multiplié le nombre d’acteurs dans le débat public. Ce ne sont plus seulement les personnalités publiques traditionnelles, tels que les hommes politiques, les experts, les journalistes ou les artistes, qui s’expriment au su et au vu de tous, mais aussi des personnes jusque-là « privées », qui donnent leur point de vue. Puisque chaque événement peut être commenté, publiquement, par tout un chacun, la notion même de « personnalité publique » semble désuète et inadaptée. Tout un chacun peut témoigner sur Facebook d’une agression dans le métro ; émettre une critique sur une pièce de théâtre, un livre ou un concert sur Twitter ; s’exprimer sur la marche du monde via YouTube. Tout le monde est devenu une personnalité publique. Nous assistons à la prolifération des points de vue, chacun revendiquant sa part de légitimité. « Voici mon opinion », écrit sur les réseaux monsieur Tout-le-Monde. Et si cette opinion n’est pas la Vérité, elle est tout de même perçue comme une forme de vérité. La vérité ne porte plus de majuscule et elle ne se conjugue plus au singulier : il y a des vérités. Les tableaux de Pablo Picasso, lors de sa période cubiste, montraient des personnages sous divers angles à la fois, comme s’il était impossible d’exhiber la réalité sous un seul d’entre eux et que tous étaient légitimes d’exister. Le mouvement cubiste prophétisait la multiplication et la diversification de la vérité.
Toujours est-il que cette pluralité laisse également la porte ouverte au complotisme. Nous entendons parler chaque jour de fake news, de vérités alternatives. L’incendie de la cathédrale Notre-Dame n’a-t-il pas été fomenté par des terroristes ? Ivanka Trump a-t-elle créé 15 millions d’emplois aux États-Unis en deux ans et demi ? Le président de la République, Emmanuel Macron, aurait-il provoqué l’attentat du marché de Noël de Strasbourg pour dévier l’attention des médias des « gilets jaunes » ? Hillary Clinton et son directeur de campagne John Podesta étaient-ils à la tête d’un réseau pédophile basé dans une pizzeria de Washington ? Pourquoi le monde ne pourrait-il pas avoir diverses facettes ?
Avec le numérique est aussi née une nouvelle forme de réalité qui se pare de qualificatifs : virtuelle, augmentée, fictionnelle… Elle crée l’illusion que des mondes parallèles nous entourent. Comme dans les tableaux cubistes de Picasso, nous n’arrivons plus à nous contenter d’un seul angle de vue. Le réel est-il devenu ennuyeux au point qu’il ne nous suffise plus ? L’aurions-nous déjà épuisé ? Face à cette ressource naturelle limitée, nous nous sommes lancés dans la création d’autres mondes et dans la multiplication d’objets pour les enrichir et les densifier, comme les jeux vidéo ou les mises en situation de réalité virtuelle.
Ce sujet est étonnant et mérite que nous nous y intéressions de plus près. Il appelle mille questions. Pourquoi n’arrivons-nous pas à nous contenter de la seule réalité ? Et si elle était mille fois plus riche et complexe que ce que nous en discernons ? Ne nous semble-t-elle pas morne uniquement parce que nous ne savons pas la saisir telle qu’elle est ? Nous la méprisons un peu, convaincus qu’elle ne dépend que de nous. Vous êtes-vous déjà demandé si ce que vous percevez existe vraiment ou ne constitue qu’une vue de votre esprit ? Le temps, l’espace existent-ils en dehors de nous ou ne sont-ils que des prismes à travers lesquels nous voyons la réalité ? Et si elle possédait d’autres formes qui échappent, à nos sens et à notre mode de compréhension ? Si elle contenait d’autres éléments que nous ne voyons pas, ne percevons pas, ne comprenons pas, faute de savoir le faire ou de vouloir le faire ? Peut-être est-elle plus fascinante que toutes les réalités virtuelles que nous pourrions imaginer ! C’est ce qu’écrivait Cesare Pavese dans son journal Le Métier de vivre : « L’imagination humaine est immensément plus pauvre que la réalité »…
Gabrielle Halpern.
Tous centaures!
Humensis, 2020.