Extraits littéraires

Le retour

Le marchand de tissus vit passer un vol de grues blanches. Émerveillé par leur beauté, il pensa qu’il rêverait de découvrir une étoffe d’une splendeur comparable à leur plumage.
De retour à sa boutique, il reçut la visite d’une cliente mystérieuse. Il s’agissait d’une jeune fille d’une beauté sans précédent. Sa longue chevelure noire était lisse, sa peau étincelait de blancheur, le bout de ses lèvres portait ce trait de rouge qui signale le haut lignage. Cette noblesse trouvait sa confirmation dans les manches de son kimono, qui traînaient jusqu’au sol. L’habit en question arborait le blanc rare des familles élevées.
La jeune fille ne semblait pas se décider pour tel ou tel achat. Le marchand proposa de l’aider. Elle finit par parler, d’une voix d’une douceur étrange :
– Épousez-moi.
Stupéfait, le marchand tenta d’en savoir plus. Qui était-elle ? Pourquoi voulait-elle l’épouser ? Elle se tut avec obstination.
Finalement, l’homme songea qu’il serait absurde de refuser une offre aussi flatteuse, et même s’il n’y comprit rien, il épousa la demoiselle.
Le mariage se déroula sans encombre. Les époux commencèrent leur vie de couple avec sérénité. Tout allait pour le mieux.
Quelques jours plus tard, la jeune femme prit la parole :
– Je ne vous ai pas apporté de cadeaux de noces ni de dot. Si vous mettez à ma disposition un atelier dans lequel je serai seule, je tisserai pour vous une étoffe merveilleuse, à la condition que personne, pas même vous, ne vienne m’y voir.
L’époux accepta. La jeune femme s’isola plusieurs heures par jour en cet atelier et au bout d’une semaine, très affaiblie par son travail, elle donna à son mari une étoffe comme il n’en avait jamais vu, d’une matière indéfinissable, si belle et si précieuse qu’elle coupait le souffle.
– Qu’est-ce donc ? Comment avez-vous procédé ? ne put-il s’empêcher de demander.
Elle baissa les yeux et ne répondit pas.
– M’autorisez-vous à la vendre ? interrogea-t-il.
– Cela vous appartient, vous n’avez pas à me consulter.
Le marchand ne tarda pas à trouver un acheteur pour ce tissu, dont il tira un prix exorbitant.
Les semaines passaient. De nombreux clients se présentaient à la boutique, à la recherche de l’étoffe fabuleuse dont ils avaient entendu parler.
Le mari demanda à son épouse de lui confectionner à nouveau ce prodige. Elle s’isola dans l’atelier pendant une semaine et puis, pâle et amaigrie, fournit une étoffe aussi somptueuse que la précédente.

Le marchand la vendit le double de la première fois et s’en mordit les doigts : s’il avait décuplé le prix, il l’aurait vendue aussi vite. Il pria son épouse de lui fabriquer encore sa spécialité.
Elle ne refusait jamais, bien qu’à l’évidence sa santé en pâtît de plus en plus. Le mari s’en apercevait mais il ne pouvait résister à l’appât du gain. Les gens se pressaient désormais en sa boutique, tout le monde voulait le tissu unique en son genre.
Bientôt, la jeune épouse ne quitta plus l’atelier. Nuit et jour, elle s’efforçait de suivre les cadences infernales exigées par son mari. Celui-ci voyait bien qu’elle maigrissait à l’excès. La femme perdit sa jeunesse et sa beauté, sa peau devint verdâtre, ses cheveux se ternirent, son regard s’éteignit. L’époux s’en inquiétait sans que cela le rendît capable de réagir. Il s’innocentait en minimisant la demande.
Après quelques mois, l’épouse tomba malade. Elle n’en travailla pas moins. Le marchand l’entendait tousser. Sa conscience le torturait. « Si j’entrais dans son atelier, je pourrais peut-être l’aider », pensa-t-il. S’il avait vu clair en lui, il aurait su qu’il voulait découvrir ses secrets de fabrication avant son décès imminent.
N’y tenant plus, il fit irruption dans l’atelier secret et ce qu’il vit le cloua au sol : une superbe grue blanche arrachait à l’aide de son bec ses plumes et son duvet qui se raréfiaient tragiquement et les glissait dans le métier à tisser. Elle en souffrait tant qu’elle poussait des gémissements dont elle déguisait le son en une toux humaine.
Lorsqu’elle aperçut son voyeur de mari, la grue cria de terreur et s’envola aussitôt par la porte ouverte. Le mari désespéré eut pour ultime réconfort de voir que malgré sa santé chancelante, la femme-oiseau put voler jusqu’aux montagnes.
Il s’empara du pan d’étoffe inachevée et constata avec satisfaction qu’elle était invendable. Pourquoi lui avait-il fallu en arriver à de telles extrémités pour se rendre compte que certaines choses étaient sans prix ?

Amélie Nothomb.
Psychopompe.
Albin Michel, 2023.

Print Friendly
FavoriteLoadingAjouter aux favoris