Le pangolin
La Première ministre, fardes à la main, a dit : « Bonsoir mesdames et messieurs… » Puis, elle a commencé à déballer son discours.
— Y a rien qui te choque ? a dit Antoine.
— Non ! À part sa coiffure, rien, non…
— Mais elle ne s’est même pas excusée ! Elle a fait attendre 11 millions de personnes pendant plus de cinq heures. Elle a pris les médias en otage. Elle arrive et elle n’a pas un mot à ce sujet ! Moi au moins, si j’arrivais en retard comme ça, si j’avais fait patienter les gens cinq heures trente, je m’excuserais. Je dirais, je sais pas, moi : excusez-moi de vous avoir fait patienter… Alors que moi, j’ai pas bac + 7. Je suis garagiste, moi. Mais je sais ça. Que quand on fait attendre quelqu’un, on s’excuse. Et quand on fait attendre 11 millions de personnes, on s’excuse d’autant plus.
Et puis, il a ajouté : « Quel pays fait une communication de cette importance à 22h35 ? À part nous ? »
Léa n’a pas relevé. Alors, il a répondu à sa propre question :
— À part nous, aucun.
Léa, ça lui plaisait, qu’Antoine s’énerve comme ça sur tout. Elle en était incapable. On lui avait appris depuis toute petite à ne pas rouspéter. À bien se tenir dans le rang. À obéir sans broncher. Alors, s’indigner était une éventualité qui ne lui passait jamais par la tête.
Et puis, il y a eu les annonces. Les trois phases.
La phrase malheureuse sur le kayak.
L’impasse malheureuse sur le confinement des aînés, les maisons de retraite, les pauvres.
La priorité malheureuse donnée à l’ouverture des magasins plutôt qu’à la fête de nos mamans.
— Mais c’est normal, a dit Léa. Tu t’imagines tous ces commerçants ? Ils sont en train de crever. Il faut que les gens travaillent s’ils veulent mettre à bouffer sur la table à la fin du jour.
Antoine le comprenait. Mais il enrageait de tant de froideur. De contrôle. D’absence absolue d’empathie. Dans un discours qui aurait pourtant dû en déborder.
— De toute façon, y a toujours des trucs qui vont pas avec toi !
— Oui ! Parce que c’est le cas, Léa, y a des trucs qui ne vont pas. Tu sais c’est quoi le problème ?
Le problème, c’est d’avoir une voiture de société et de laisser tourner le moteur alors qu’on en crève.
Le problème, c’est d’arriver cinq heures en retard et ne pas même avoir l’élégance de s’excuser.
Le problème, c’est l’inélégance.
Le problème, c’est de savoir dire le mot kayak, mais être incapable de parler des maisons de repos.
Le problème, c’est d’avoir menti sur les masques et de désormais dire à la population qu’un bandana fera l’affaire. Sans avoir le courage d’avouer qu’on a menti.
Le problème, c’est le manque de courage.
Le problème, c’est le mensonge.
Le problème, c’est d’annoncer l’ouverture des merceries parce que l’État est incapable de subvenir aux besoins de sa population. Mais sans l’avouer. En le dissimulant.
Le problème, c’est leur incapacité à accepter qu’ils sont eux aussi faillibles.
Le problème, c’est d’annoncer 10 000 tests par jour, de ne jamais atteindre ce chiffre et oser sans sourciller annoncer que nous arriverons bientôt à 25 000.
Le problème, c’est la démagogie.
Le problème, c’est quand on vit dans un monde où l’on croit que tout le monde sait ce que B to B veut dire.
Le problème, c’est le vase clos.
Le problème, c’est l’électoralisme. C’est ce besoin carnassier, dès qu’on a connu le pouvoir, de vouloir le garder.
Le problème, c’est la carrière. Qui empêche tout.
Le problème, c’est de ne pas savoir que ça n’existe pas, chez nous, des classes de 48 mètres carrés.
Le problème, c’est d’oser appeler “rentrée des classes” une rentrée qui n’en est pas une puisqu’elle ne va concerner qu’une infime partie des élèves, un jour ou deux par semaine.
Le problème, c’est de préférer ouvrir Vanden Borre plutôt que célébrer la fête des mères.
Le problème, c’est la vulgarité.
Le problème, c’est oser dire que l’on va reculer la fête des mères d’une semaine pour qu’on puisse acheter des fleurs.
Le problème, c’est de croire que la fête des mères, c’est acheter des fleurs. Et ignorer que c’est avant tout prendre la personne la plus chère du monde dans les bras et lui susurrer à l’oreille combien tu l’aimes.
Le problème, c’est le costume. Quand on voit à l’œil nu que pour certains, il est trop grand.
Le problème, c’est la communication. C’est s’offrir en spectacle pour mimer l’unité alors qu’en réalité, on se déchire.
Le problème, c’est le spectacle.
Le problème, c’est la dissimulation.
Le problème, c’est de penser sans profondeur, puis de parler avec autant d’assurance.
Le problème, c’est d’avoir oublié ou de n’avoir jamais su comment les autres vivent…
Léa écoutait Antoine. Il y a eu un silence. Elle a dit : « On peut réécouter de la musique ? »
— Laquelle ? a demandé Antoine.
— Celle de tout à l’heure…
Il remet la musique.
— Celle-là ?
— Oui !
— C’est quoi ?
— C’est la musique d’un film…
— Ah oui, lequel ?
…
— Le Mépris !
L’injuste destin du pangolin.
Adeline Dieudonné, Éric Russon, Jérôme Colin, Myriam Leroy, Sébastien Ministru.
La renaissance du livre, 2020.