Extraits philosophiques

Amandine

Vous vous êtes rhabillée doucement. Les mains timides, le corps lourd d’une promesse. J’en connais qui se reboutonnent très vite, pressées qu’elles sont de faire courir la nouvelle, ou peut-être de se retrouver seule avec elle.
Vous avez pris votre temps. Excusez l’œil qui traîne, c’est celui d’un
messager plein d’expérience, celui d’un homme cigogne qui ne se lasse pas de vous regarder. J’ai annoncé bien des enfants, bien des échecs aussi. J’ai rempli des livres de chevet pour tromper l’inquiétude de la jeune mère. Avec d’autres, j’ai ajouté quelques belles pages, je crois, aux grimoires médicaux, et je poursuivrai. Mais je voudrais, ici, prendre le temps de vous dire ces mots que l’on ne glisse nulle part, ni dans les guides de la future maman, ni même lors de nos rencontres. Ces mots qui affleurent lorsqu’un rendez-vous s’achève sur des sanglots difficilement retenus, et qu’un autre s’annonce dans les effluves d’une vie qui se dédouble. Pourquoi vous ? Parce que lorsque vous avez refermé la porte, vous avez laissé le parfum d’une femme heureuse.
Je vous revois arriver, tendue de désir par quelques jours de retard de règles, et avec même un test qui disait oui, niché au fond de votre sac. Il n’y avait ni bruit, ni forme, ni douleur, pas une trace de vie. Juste quelques signes. À moi de les interpréter, comme s’il m’appartenait d’exaucer une prière intime. À moi de faire l’annonce. J’use de mots très simples, on n’habille pas cette nouvelle-là. Que vous ai-je dit, sinon, « oui, vous êtes enceinte » ? Vous avez souri. Moi aussi, délaissant un moment les dosages, les sigles, les codes médicaux, ces hiéroglyphes que je déchiffre et dont j’aime la musique qui change l’espoir en certitude.
Connaissez-vous la fresque de Fra Angelico, L’Annonciation ? Elle est à Florence. J’ai scruté ce tableau à m’en tordre le cou. J’ai longuement dévisagé la Vierge, emplie d’un bonheur tout intérieur, j’ai vu le doute et la crainte au coin de sa bouche. J’ai reconnu sous sa peau diaphane tant de visages familiers de la maternité… toute la grâce des mères.
À chaque consultation, je vous ferai entendre son cœur, je déroulerai mon mètre, je mesurerai votre utérus. Du bout des doigts, je vérifierai qu’il reste fermé, chambre forte de votre enfant, dont je suis le gardien. Comment vous dire que ces gestes presque automatiques qui vous rassurent m’apaisent aussi ?
J’ai quelque part, chez moi, des cartons remplis de photos, des sourires d’enfants que j’ai accompagnés dans leur vie intra-utérine, puis sortis du ventre de leur mère. Ils soufflent une nouvelle bougie, et m’envoient l’image, petite flamme qui éclaire leur avenir, mais aussi le souvenir d’une naissance inespérée. Je ne les ai pour la plupart jamais revus, je ne sais pas ce qu’ils deviennent, mais je garde tous les clichés. M’en séparer, ce serait comme leur jeter un mauvais sort.
Amandine, première entre tous, a eu trente-deux ans l’année passée. J’étais là comme à chacun de ses anniversaires. Cette petite fille conçue au fond d’une éprouvette, venue au monde naturellement, élevée comme une autre ainsi que le souhaitaient ardemment ses parents, m’a demandé, ce soir-là, de tout lui raconter encore. Comme font les enfants qui vous tendent un livre dont ils connaissent chaque mot, chaque respiration. Je l’ai fait. J’aime ce premier chapitre de sa vie, j’en connais tous les secrets. Je garde en moi, intact, chaque souvenir. Je lui ai dit mon retour dans le silence et la brume du petit matin, quelques heures après sa venue. J’étais au volant de ma voiture, je roulais vers Paris, mais j’avais vraiment le sentiment d’être au-dessus du sol. Un homme léger, débarrassé de son fardeau, en accord avec tout, en fusion avec le monde.
Je me suis posté au début de la vie, c’est là que l’on a la plus belle vue. Paysage féminin tout en rondeurs et en courbes apaisantes, où je regarde le possible, l’enfant pas encore né, la femme pas tout à fait mère. Je me réchauffe à ces existences en devenir.
La naissance fixe un point de départ, instant si marquant d’une vie qu’il semble en expliquer tout le mystère. Elle a l’apparence d’une réponse. Elle laisse tout de côté, moment suspendu, tel un jardin retranché où jamais
l’illusion ne fane.
Il y a quelques jours, j’ai fait un accouchement à mains nues, parce que lorsque je suis arrivé, je n’avais plus le temps de mettre les gants. C’était chaud. Le bébé est sorti très facilement, encore enveloppé de son liquide. C’était sensuel. Lorsque votre enfant naîtra, il vous offrira cette douce, si douce, sensation du commencement.

René Frydman.
Lettre à une mère.
Iconoclaste, 2015.

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