Extraits littéraires

Père Noël

Cher Père Noël,
La première chose que je veux te dire, c’est que j’habite au quatrième étage et qu’on n’a pas de cheminée, et ça, c’est une vraie source de vie quotidienne. Madame Rosa pense que je ne dois pas croire en toi avec tes cadeaux par milliers parce que tu n’es pas dans notre religion et qu’elle est également juive, et nous n’avons pas ici chez nous ni sapin ni guirlandes ni les boules de neige. Mais j’ai commencé à croire en toi quand j’avais deux ans et avant je ne croyais en rien ou je ne me souviens pas et parfois ça me manque. Le docteur Katz pense comme moi, que les gens de toutes les couleurs méritent un joli cadeau et tu ne vas pas non plus te mettre à demander les papiers ou les carnets à tout le monde. Moi, je m’appelle Mohammed mais on m’appelle Momo pour faire petit. Tu vas me trouver sans doute. Et puis un cadeau, je serais super content parce que cela changerait un peu cette vie comme Monsieur Walouba avec son beau parapluie.
Ce qui me plairait c’est un chien, les gens partent en vacances en les abandonnant et ils meurent privés de l’affection des siens, mais Madame Rosa elle a dit non, qu’elle n’irait pas le promener et que ça fait des défections dans l’escalier. Alors ce qui serait autre chose qu’un vrai animal trop plein de vie, ce serait une chose plus immobile pour laquelle on peut aussi avoir de l’affection, alors j’ai pensé un poisson rouge que j’appellerais Crassus, parce que une grenouille j’y ai pensé aussi, mais vraiment, il faut aimer.

Merci.
Momo

Cher PN,
Comment oses-tu ? Je te déteste depuis toujours, ton passage annuel est l’occasion du jour le plus triste de l’année.
Nous sommes à l’heure d’une extinction de masse et on continue à ouvrir le matin ces cadeaux dégueulasses et polluants, livrés à travers une cheminée qui ne filtre même pas les particules fines.
Alors que des écosystèmes s’effondrent, on jette des tonnes de plastique, de papier et de bolduc qui débordent des poubelles.
On nous accuse, nous les enfants, d’être des alarmistes, mais au moment du déjeuner interminable, on nous force à manger des dindes élevées en batterie et des lentilles aux marrons modifiés génétiquement.
Alors cette année pas de cadeaux, pas de dinde, pas de marrons.

Faites quelque chose !
Greta T.
P.-S. : Ton effort pour réduire le bilan carbone de ton activité grâce à la traction animale est louable. Hélas, sais-tu que les flatulences des rennes contiennent encore plus de méthane que celles des bovins ?

La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant Noël aux cadeaux qui le manifestent. On visait par là à supprimer les Pères Noël qui encombraient la festivité par le monisme du divertissement. Y est-on parvenu ? Il est certain qu’on s’est débarrassé de ce « Père Noël » qui oppose dans Noël le merveilleux à l’ordinaire. Il n’y a plus d’ordinaire de Noël, si l’on entend par là une peau superficielle qui dissimulerait aux regards la véritable nature de l’objet. Et cette véritable nature, à son tour, si elle doit être le petit soulier secret de la chose, qu’on peut pressentir mais jamais atteindre parce qu’elle est « merveilleuse » à l’objet considéré, n’existe pas non plus. Les cadeaux qui manifestent Noël ne sont ni merveilleux ni ordinaires : ils renvoient tous à d’autres cadeaux et aucun d’eux n’est privilégié. Le nounours, par exemple, n’est pas un conatus métaphysique et d’espèce inconnue qui se masquerait derrière ses effets (calins, doudous, etc.) : il est l’ensemble de ces effets. Aucune de ces actions ne suffit à le révéler, aucune n’indique rien qui soit derrière lui, elle indique elle-même et la série totale. Le sapin de Noël renvoie à la série totale des sapins de Noël et non à un réel caché qui aurait drainé pour lui toute la guirlande de Noël. Il n’est pas/plus une manifestation inconsistante de cette guirlande. Tant qu’on a pu croire aux petits souliers nouménaux, on a présenté le sapin de Noël comme un négatif pur. C’était « ce qui n’est pas la guirlande » ; elle n’était autre qu’illusion. Cette guirlande même était un faux-semblant. La difficulté la plus grande que l’on pouvait rencontrer, c’était de maintenir assez de cohésion au sapin pour qu’elle ne se résorbe pas d’elle-même au sein de la guirlande non phénoménale.
Jean-Paul S.

Oulipo.
Cher Père Noël.
J’ai lu, 2020.

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