Le manque manque
Le manque manque. C’est ce qui apparaît sur la Toile, les réseaux sociaux et le métavers, cet univers qui promet une substitution à moyen terme du monde réel au monde virtuel. La récente mise en service de ChatGPT montre que les progrès de l’intelligence artificielle lui permettent de prendre le relais d’un certain nombre de tâches – celles de rédaction notamment, mais également de production autonome d’algorithmes. Assistant numérique, il comble tous les manques – plus que cela, il est en train d’évacuer la pensée même du manque. L’artifice, la prothèse, pourraient à terme – et telle est leur promesse – satisfaire tous les besoins, faisant entrer l’homme dans une nouvelle ère anthropologique. On parle certes d’anthropocène, mais on pourrait concurrencer cette datation par celle qui – peut-être contre-intuitivement au vu de la crise climatique dont il est clairement responsable – démet l’homme de son pouvoir face à sa création.
Il est admis que le manque, le défaut, la faiblesse font partie de ces caractéristiques essentielles et négatives de l’homme qu’une dialectique dont il a la clé aurait transformées en atout. Prométhée dénudé et privé de ressources vole le feu aux dieux ; le petit enfant en situation de désaide, parce que dépendant tout au long de l’enfance des parents nourriciers, profite de ce temps de latence pour déployer pensée et interactions sociales. L’absence de qualités physiques aurait permis que se développe la ruse. La technique fut la réponse apportée à la faiblesse : elle permettrait à l’homme d’échapper à sa condition misérable qui le rendait plus vulnérable que n’importe quel mammifère. La vulnérabilité aurait été le milieu où l’intelligence se serait déployée. Et notamment en s’externalisant par l’outil, et bientôt la technique.
Mais cette technique a connu de telles avancées qu’elle semble assurer aujourd’hui, au petit être vulnérable qui en a la paternité, un dépassement de toute forme de faiblesse, un accès immédiat au savoir, une abolition de la souffrance et de la mort, en lui offrant un monde où s’oublier : le virtuel.
Dans le virtuel, on ne meurt pas, on ne souffre pas. Il n’existe pas de faille, sinon les quelques bugs liés à de mauvaises connexions ; c’est un univers plein, et à deux dimensions1, qui tend à remplacer celui fait de manques, de peines, d’absences, d’échecs, et dont les trois dimensions nous rappellent que nous avons un corps.
Pourtant, le manque est au cœur des relations humaines et de la pensée, de l’économie et de la recherche, du désir et de la quête, de l’attente et de l’espoir. Peut-on réellement s’en passer ? Une addiction nouvelle ne crée-t-elle pas de nouvelles conditions pour que ce manque devienne manque de virtuel, fuite du réel pour trouver refuge dans un monde numérique ? Mais ce manque-là est-il un vrai manque ? Et qu’appelons-nous manque ? Nous pouvons manquer d’une chose, nous pouvons manquer de sens, nous pouvons manquer à quelqu’un ou quelqu’un peut nous manquer. Ces trois acceptions divergent. C’est à leur distinction qu’il s’agit de revenir.
Mazarine Pingeot.
Vivre sans.
Climats, 2024.