Extraits philosophiques

Démocratie et religion

Ce que j’aimerais faire ici, c’est vous convaincre, non pas en tant que religieux, mais en tant que sociologue, que l’Église a bel et bien – pardonnez-moi l’expression dans ce contexte qui nous réunit – un sacré rôle à jouer, un rôle réellement important pour cette société. Tout simplement parce que je crois qu’elle a quelque chose à lui proposer. Et ce d’autant plus que cette société est à bout de souffle et empêtrée dans une immobilité fulgurante qui lui coûte cher : comme nous le constatons, cette société cherche désespérément des formes alternatives de relation au monde, d’être au monde. Alors, où la société peut-elle chercher d’autres formes de relation à la vie, à l’univers, au cosmos, à la nature ? Où pouvons-nous trouver un tel réservoir d’alternatives ?

Dans ce qui suit, je voudrais montrer que notre société est traversée par une crise grave dont l’issue peut en partie être trouvée dans des institutions, des traditions, des pratiques, des fondements de la pensée, des convictions et des rites religieux. Mon idée fondamentale est qu’il lui manque avant tout la capacité d’écouter avec son cœur, sur le plan politique comme sur beaucoup d’autres plans. Nous avons besoin d’idées, de pratiques, etc., qui nous éclairent sur ce que pourrait vouloir dire avoir un cœur à l’écoute, et la sphère religieuse peut tout à fait nous aider à trouver des éléments de réponse.

Pour ce faire, il faut commencer par formuler un diagnostic de la société. Je l’ai déjà beaucoup exposé, mais je veux bien en préciser ici à nouveau le cœur.

Certains disent que la société n’existe pas, qu’il n’y aurait que des événements, des processus et des institutions politiques, économiques, religieux, juridiques ou sportifs qui existeraient parallèlement les uns aux autres. Pour ma part, je crois que l’on peut désigner la société comme une réalité collective au singulier, qu’il existe quelque chose comme une entité, une totalité de la société dans laquelle les institutions et les humains agissent ensemble et s’influencent mutuellement. La forme fondamentale de cette société peut être caractérisée par la notion de « stabilisation dynamique ». C’est ainsi que je définis une société moderne. Une société est moderne lorsqu’elle ne peut se stabiliser que de façon dynamique, c’est-à-dire qu’elle dépend de façon systémique, structurelle, d’une croissance permanente pour se reproduire et atteindre le statu quo institutionnel.

Je ne prétends pas que l’accélération de notre société soit une spécificité historique. Les historiennes et les historiens ne manquent d’ailleurs jamais de me rappeler que des sociétés plus anciennes ont elles aussi connu des phénomènes d’accélération, qu’il y a eu des époques super accélérées et qu’on a pu observer de la croissance dans d’autres contextes. Et, en effet, évidemment, si l’on regarde la croissance de la population ou le développement de la civilisation, on voit presque toujours une courbe d’accélération telle que l’on peut en déduire que la société moderne ne fait que s’inscrire dans le long cours de l’Histoire.

Hartmut Rosa.
Pourquoi la démocratie a besoin de la religion.
La découverte 2023.

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