Extraits philosophiques

La doxa

Méfions-nous de ce qui tranquillise trop, ça engourdit la pensée. Dès l’instant où j’appartiens au corps de ma mère, où j’appartiens à sa langue (dite maternelle), où j’appartiens au monde qu’elle m’a présenté avec ses mots, je ressens le bonheur d’appartenir au groupe auquel elle appartient. Je suis étayé par ces pressions qui tutorisent mon développement. Plus tard je comprendrai que les explications que je fournis pour décrire mon bien-être ne s’enracinent pas dans la réalité, mais donnent une forme verbale au sentiment affectueux que j’éprouve. Je me sens bien dans le groupe auquel j’appartiens, nous portons les mêmes vêtements, les mêmes moustaches ou chevelures comme signes de ralliement, nous faisons les mêmes gestes, les mêmes prières, nous employons les mêmes mots pour décrire le monde invisible que nous habitons tous ensemble. Il ne s’agit plus de raisonnements qui cherchent l’accès à la réalité, il s’agit de rationalisations qui donnent une forme verbale au sentiment d’être ensemble, bien groupés, bien sécurisés, mais dont les vrais motifs sont inconnus ou irrationnels57. Le bénéfice énorme d’appartenir à une mère, à une famille, à un groupe donne confiance en soi et plaisir d’être ensemble. Mais cet éthos qui caractérise notre groupe et lui donne ses valeurs morales porte en lui une tendance à la clôture. Je ne me sens bien que dans ce groupe. Je suis fier de moi puisque je respecte sa morale. Je pense que la famille vaut mieux que la réussite sociale. Mais je me sens mal à l’aise avec ceux qui habitent un autre monde mental, manifestent d’autres rituels sociaux ou religieux, respectent une autre hiérarchie morale. Je les ressens comme non familiers, étrangers agresseurs, je préfère les éviter.
Le besoin de cohérence dans le groupe où je veux prendre ma place explique la tendance à la clôture : on est bien entre soi. Mais quand un membre du groupe est intéressé par un autre groupe où il découvre d’autres rituels et d’autres valeurs morales, il nous fragilise en nous faisant douter. Je le ressens comme un traître puisque, en nous montrant un autre monde cohérent, mais qui n’a pas la même cohérence que le nôtre, il relativise nos certitudes. Je croyais que pour structurer les familles, il fallait que les jeunes demandent la permission d’avoir des relations sexuelles au père, à l’État et à l’Église, ce que nous appelions « mariage ». Voilà que cet infidèle me fait découvrir qu’on peut vivre en société en supprimant cette institution ! J’avais des certitudes réconfortantes, sans avoir à faire l’effort de penser, et voilà que ce félon me fait découvrir que ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre. Ceux qui ont besoin de certitudes sont bousculés par la découverte d’un autre monde, tandis que les explorateurs sont enchantés par cette bousculade culturelle. Les adorateurs de la certitude aiment que rien ne bouge, ils affectionnent les pensées répétitives et les récitations de la doxa, alors que les explorateurs aiment se décentrer d’eux-mêmes pour explorer des mondes imprévus où tout est toujours nouveau.
Dans notre Occident moderne, la réussite sociale est au top de l’éthos, on admire ceux qui ont du succès parce qu’ils ont surmonté des épreuves et ont triomphé de rivalités. C’est moral de réussir. D’autres groupes connotent la réussite avec un sentiment d’arrogance, d’humiliation envers ceux qui n’ont pas réussi et même de malhonnêteté puisque, pour réussir disent-ils, il faut écraser. C’est immoral de réussir. Dans chacun de ces groupes, on reste entre soi, on récite les slogans qui tiennent lieu de vérité afin d’augmenter la cohérence du récit qui fonde la fraternité du groupe. Il convient dans ce cas de se dire persécuté afin de justifier sa propre violence, en prétextant la légitime défense. Le groupe tend spontanément à évoluer vers une morale perverse où l’on se solidarise entre proches, en se coupant de ceux qui pensent autrement, en ignorant leurs souffrances, en les laissant mourir avec indifférence et parfois même en éprouvant un discret plaisir.

Le laboureur et les mangeurs de vent.
Boris Cyrulnik.
Odile Jacob, 2022.

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