Extraits philosophiques

L’enfant

Car en vérité, à l’horizon de tout ce que j’ai pu écrire sur la nuance comme hardiesse du doute, comme arrogance surmontée, il y avait la figure de l’enfant : prendre conscience de ses limites et se méfier de soi-même ; s’étonner à chaque mot et reprendre le langage à zéro ; dire les choses et parler franc ; déjouer les clichés en riant aux éclats… voilà le courage de l’enfance, ou plutôt celui que l’enfant donne. Avant même de voir le jour, chaque enfant entame son travail de déstabilisation, il ébranle nos vies, mine l’ordre qui s’y était établi. Sa venue au monde dynamite un à un nos préjugés. Voilà pourquoi le héros de ce livre est le bébé, cet être qui nous chamboule par sa troublante vulnérabilité, sa foudroyante sagesse, son étrangeté radicale. On croit reproduire un « petit soi » et c’est un tout autre que l’on trouve.
Ici, le bébé ne sera enfermé dans aucune définition sociologique ou biologique, il désignera une aventure décisive, la rencontre avec le nourrisson, la découverte de sa présence énigmatique et bouleversante, avant qu’il ne commence à avoir des attitudes prévisibles, des gestes attendus. L’enfant plus âgé nous intéressera en tant qu’il se rattache encore à ce moment si fondateur, qui ne laisse rien en place. Depuis que je suis père, je l’ai vérifié mille fois, et je voudrais en témoigner à partir de mon expérience. De même que mon précédent livre saluait des femmes et des hommes qui avaient porté le « courage de la nuance » sans jamais en faire une théorie, de même ce nouvel essai rompt avec une tradition qui envisage l’enfant de façon abstraite, désincarnée, séparée. Je n’aborde pas la « nature » spécifique du bébé ni son « développement » psychologique ou physiologique. Je ne cherche même pas à réfuter les nombreux philosophes qui font de lui un être imparfait, défaillant, une simple étape vers l’humanité véritable. Ce qui m’occupe, c’est une expérience banale mais qui a bizarrement peu attiré l’attention des penseurs : devenir le père ou la mère d’un enfant, c’est être bousculé par lui, constater les multiples effets sensibles, intellectuels et politiques de son surgissement dans nos vies.
Parmi ces effets, il y a donc la reconnaissance tangible de notre finitude, de notre vulnérabilité, de notre ridicule même, avec tout ce que cette découverte peut impliquer en termes de responsabilité et de lucidité, de prudence et d’audace. Car, bien sûr, cela n’est qu’une possibilité. On peut tout aussi bien refouler la présence d’un enfant, nier ses gestes, refuser le jeu qu’il introduit au sein de nos existences. Il arrive même qu’on fasse essentiellement de lui le prétexte d’une réassurance narcissique, le jouet de notre arbitraire, la sentinelle d’un statu quo (sentimental, familial, social). Dans ce cas, on prend le risque de démultiplier la violence dont il est lui aussi capable, celle qu’on observe dans n’importe quelle cour de récréation. Pas plus qu’il n’ignore leur cruauté virtuelle, ce livre ne nie la brutalité dont les enfants font souvent l’objet au sein des familles. Simplement, son sujet principal est ailleurs : il préfère célébrer la puissance subversive de l’enfant qui naît.

Seules les enfants changent le monde.
Jean Birnbaum.
Seuil, 2023.

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