De la neige…
De la neige
Vous rappelez-vous encore cette fin d’automne ou cet hiver de votre enfance où vous avez vu pour la première fois la neige tomber ? C’était comme l’irruption d’une autre réalité. Quelque chose de farouche, de rare, qui vient nous visiter, qui ploie et transforme le monde autour de nous, sans que nous y soyons pour quoi que ce soit, comme un cadeau inattendu. La neige est littéralement la forme pure de la manifestation de l’indisponible : nous ne pouvons pas entraîner sa chute ou dicter sa venue, pas même la planifier à l’avance avec certitude, du moins pas sur la longue durée. Et plus encore : nous ne pouvons pas nous rendre maîtres de la neige, nous l’approprier. Quand nous la prenons en main, elle nous glisse entre les doigts, quand nous la rapportons à la maison, elle fond et, si nous la plaçons dans le congélateur, elle cesse d’être de la neige. C’est peut-être pour cette raison que tant de personnes – pas seulement les enfants – éprouvent l’ardent désir de la voir tomber, en particulier à Noël. De nombreuses semaines à l’avance, on harcèle les météorologues jusqu’à ce qu’ils nous répondent : y aura-t-il des flocons cette année ? Quelle en est la probabilité ? Et, bien entendu, les tentatives de rendre la neige disponible ne manquent pas : les stations de sports d’hiver font leur publicité en promettant des pistes blanches et certifient leur domaine « enneigement garanti ». Elles y contribuent à l’aide de canons à neige et mettent au point de la neige artificielle qui tient encore à 15 °C au-dessus de zéro.
Le drame du rapport moderne au monde se reflète dans notre rapport à la neige comme dans une boule de cristal : l’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le vœu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait complètement connu, planifié et dominé serait un monde mort. Ce n’est pas une découverte métaphysique, mais une expérience quotidienne : la vie s’accomplit dans l’interaction entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible pour nous, nous « regarde » pourtant. Elle se produit en quelque sorte sur cette ligne frontière. Prenons un phénomène de masse comme le football. Pourquoi les gens vont au stade ? « Parce qu’ils ne savent pas comment ça se finit », aurait dit en 1954 l’entraîneur de l’équipe d’Allemagne, Sepp Herberger, dans un bon mot souvent cité. À l’encontre de cette plainte fréquemment exprimée selon laquelle, dans le football, « il n’y a plus que l’argent qui compte », ce qui fait l’attrait de ce jeu, c’est que, malgré tout, victoires et défaites ne se laissent justement ni imposer ni acheter – autrement dit, on ne peut précisément pas les rendre disponibles. Pour beaucoup de gens, le football reste tellement palpitant qu’il forme pendant toute la semaine le point de focalisation de leur aspiration libidineuse, jusqu’aux prochains matchs du championnat, parce que l’indisponibilité constitutive est ce qui le caractérise. Il ne s’agit cependant pas d’une pure indisponibilité : on peut bien entendu, avec de l’argent, mais aussi avec de l’entraînement, exercer une influence sur l’action du match et, n’importe quel sportif amateur le sait, cela ne vaut pas seulement pour le football, mais aussi pour le tennis, pour le basket-ball, bref, pour tous les types de sports. On peut, par exemple sur un court de tennis, augmenter ses chances avec un bon entraînement, une préparation mentale ou des techniques de relaxation – mais la victoire, le point suivant, ne se commande pas. Plus encore, on n’arrive à rien par la seule intensification de l’effort : plus on rend disponible le but ou le point suivant, c’est-à-dire plus on veut les obtenir de force, moins on y parvient. C’est la raison pour laquelle de nombreux sportifs amateurs se livrent à toutes sortes de rites apparemment obscurs – comme au moment du service – qui rappellent des pratiques magiques et ont pour but de rendre l’indisponible disponible. Et ce sont le combat et la tension à cette ligne frontière qui entretiennent la fascination exercée par le sport1.
L’alternance de la disponibilité et de l’indisponibilité n’est toutefois pas uniquement constitutive de nombreux types de sports, mais aussi des jeux en général : des jeux de cartes comme des échecs, des jeux de société comme des jeux de hasard. Le rapport entre le disponible et l’indisponible est ici très variable : aux échecs, on peut prédire avec une certaine fiabilité qui sera le vainqueur et qui sera le perdant, mais ce n’est pas le cas pour les « petits chevaux » ou les jeux de hasard. Le jeu n’est cependant pas la seule activité où il en va ainsi. La rencontre avec l’indisponible, le souhait de le rendre disponible ou la lutte que l’on mène dans ce but parcourent tous les domaines de la vie comme un fil rouge. Prenons l’endormissement : plus nous le voulons, moins nous arrivons à trouver le sommeil. Et pourtant nous pouvons faire quelque chose – par exemple aller nous promener ou développer soir après soir des routines de préparation au coucher – pour favoriser sa venue. Ou alors l’amour. Hold the line, love isn’t always on time, chante fort justement le groupe Toto. Ou encore la santé : nous pouvons certes tenter de diminuer le risque de prendre froid, nous pouvons manger sainement, mais le fait que nous attrapions froid, que nous soyons atteints par un cancer ou par une hernie discale, tout cela fait partie des indisponibilités – à moins que nous ne devions dire : des disponibilités partielles ? – de la vie. Du jeu à l’amour et de la neige à la mort : l’indisponibilité constitue la vie humaine et l’expérience humaine fondamentale, et si l’on s’interroge sur la relation au monde de la modernité, c’est-à-dire sur la manière dont les institutions et les pratiques culturelles de la société contemporaine établissent une relation avec le monde et dont, par conséquent, nous sommes placés dans le monde en tant que sujets modernes, alors la manière dont nous nous mettons en relation avec l’indisponible, au niveau individuel, culturel, institutionnel et structurel, apparaît comme un axe central d’analyse. Je tenterai, dans les pages qui suivent, d’appliquer cette focale de manière conséquente aux pratiques quotidiennes et aux conflits sociaux des sociétés contemporaines de la modernité tardive, pour examiner ce que révèle cette perspective. Voici mon hypothèse de travail : dans la mesure où nous, membres de la modernité tardive, visons, sur tous les plans cités – individuel, culturel, institutionnel et structurel –, la mise à disposition du monde, le monde nous fait toujours face sous forme de « point d’agression », ou de série de points d’agression, c’est-à-dire d’objets qu’il s’agit de connaître, d’atteindre, de conquérir, de dominer ou d’utiliser, et c’est précisément en cela que la « vie », ce qui constitue l’expérience de la vitalité et de la rencontre – ce qui permet la résonance –, que la « vie », donc, semble se dérober à nous, ce qui, à son tour, débouche sur la peur, la frustration, la colère et même le désespoir, qui s’expriment ensuite entre autres dans un comportement politique impuissant fondé sur l’agression.
Hartmut Rosa.
Rendre le monde indisponible.
La Découverte, 2019.