Extraits philosophiques

Le courage

Qu’est-ce que le courage ? Pour le savoir, je me suis dit que le mieux était d’interroger quelques amis. Par un e-mail groupé, j’ai demandé à une poignée de proches quel était l’acte le plus courageux qu’ils avaient accompli dans leur vie. Ce qui m’a surtout étonné, c’est la diversité de leurs réponses.
Pour l’un, l’exploit était d’« avoir sauté du plongeoir de dix mètres de la piscine de Nemours ». Pour un autre, d’avoir quitté la France pour passer une année en Oman. Une jeune femme m’expliquait qu’il lui avait fallu surmonter un trac vertigineux avant d’interviewer l’historien Pierre Vidal-Naquet – et que sa prestation avait été désastreuse. Certains aussi faisaient part de leurs hésitations quant à la définition du courage. « Si je disais que je me suis interposé dans une bagarre dans le métro, ou du moins une agression caractérisée (deux types en train de rouer de coups un autre), cela ressemblerait à du courage, mais je n’en suis pas sûr. Pas plus que si je te disais qu’il faut du courage pour faire une demande en mariage, par exemple. Sans doute aujourd’hui ne parle-t-on de courage que lorsqu’on dit “le courage de ses opinions”. Les convictions religieuses sont-elles des opinions ? » Croyant, ce dernier pointait la difficulté qu’il avait d’évoquer sa foi dans un milieu athée et volontiers sarcastique. Enfin, j’ai reçu ce très beau message : « La chose la plus courageuse que j’ai faite dans la vie, c’est tout simplement de vivre, car cela suppose pour la majorité des êtres humains sur Terre une lutte qui ne se termine qu’à une fin, celle qui reste dans les mémoires de ceux qui survivent à votre désir d’amour. » Cette phrase un peu tortueuse était en fait un cri lancé par un ami désespéré, hanté par la tentation du suicide.
Si j’essaie de réfléchir à ces avis si divers, un constat s’impose : il n’est question dans ces réponses que de courage par rapport à soi-même, jamais par rapport aux autres. Le courage, qui devait être à d’autres époques ou dans d’autres contextes – dans l’Antiquité ou sous l’Ancien Régime, ou encore pendant les guerres, sous la dictature –, de l’ordre de la moralité collective, a glissé dans la sphère de la moralité individuelle. Il ne s’agit plus d’accomplir un geste nécessaire pour défendre une cause extérieure – une cité, une patrie, une valeur – mais de se dépasser soi-même. Chacun mesure sa bravoure à son aune propre. Ainsi, pour moi qui adore sauter des plongeoirs ou des rochers surélevés, il n’y a là aucun dépassement mais un simple plaisir. J’imagine que certains, chez qui la foi est tout d’une pièce, n’ont pas l’impression qu’il est anachronique ou courageux d’être chrétien. De même, celui qui aime sincèrement la vie ne voit rien d’extraordinaire dans le fait de se lever le matin.
Le propre de la moralité individuelle est de mettre en jeu l’unité de la personne. Tant qu’on a envie de commettre un acte, sans pour autant oser se lancer – plonger, quitter la France, vivre normalement –, on est scindé. L’impression de danger naît précisément de cette ligne de fracture, qui nous empêche de nous retrouver pleinement nous-même tant que l’épreuve n’a pas été surmontée. Il faut donc faire le saut, non pour prouver quelque chose aux spectateurs, mais afin de se retrouver en adéquation avec soi-même. Malgré ses défauts évidents, ce qui me paraît beau dans cette définition contemporaine, relativiste et anomique du courage, c’est qu’elle n’a plus rien de normatif. Le courage n’est plus une vertu sociale, mais la condition de notre perfectibilité – en manquer, être lâche, c’est simplement n’être pas capable de surmonter ses divisions.

Alexandre Lacroix.
Microréflexions.
Champs, 2020.

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