Extraits philosophiques

Autour de la morale

On se trompe sur la morale. Elle n’est pas là d’abord pour punir, pour réprimer, pour condamner. Il y a des tribunaux pour ça, des policiers, des prisons, et nul n’y verrait une morale. Socrate est mort prisonnier, et plus libre pourtant que ses juges ou ses geôliers. C’est où la philosophie commence, peut-être : dans la conscience, lorsqu’elle ne se soumet qu’au vrai ou qu’à elle-même. C’est où la morale commence, pour chacun, et toujours recommence : là où aucune punition n’est possible, là où aucune répression n’est efficace, là où aucune condamnation, en tout cas extérieure, n’est nécessaire. La morale commence où nous sommes libres : elle est cette liberté même, lorsqu’elle se juge et se commande.

Vous êtes dans un grand magasin, en train d’admirer un bijou, un vêtement ou je ne sais quelle merveille technologique. Trop beau. Trop cher. Une tentation naît : « Et si je l’emportais sans payer ? » Mais un vigile vous regarde ; ou bien il y a un système de surveillance électronique ; ou bien vous avez peur, simplement, d’être pris, d’être puni, d’être condamné… Vous reposez l’objet convoité. Ce n’est pas honnêteté ; c’est calcul. Ce n’est pas morale ; c’est précaution. La peur du gendarme est le contraire de la vertu, ou ce n’est vertu que de prudence.
Imaginez, à l’inverse, que vous ayez cette bague qu’évoque Platon , le fameux anneau de Gygès, qui vous rendrait à volonté invisible… C’est une expérience de pensée, comme on dit aujourd’hui, et l’une des plus fortes que je connaisse. Platon la raconte avec force détails, qui mériteraient d’être interprétés d’un point de vue psychanalytique. Tout commence par un orage, doublé d’un séisme : le sol se fend, s’ouvre, dégage comme une cavité… Gygès, qui n’est qu’un simple berger, y descend. Il y trouve le cadavre d’une espèce de géant, lequel porte à la main un anneau d’or. Notre berger s’en empare. Et découvre peu après, en la faisant tourner machinalement, qu’elle lui confère, tant qu’il la porte, un étonnant pouvoir. C’est une bague magique ! Il suffit de tourner le chaton vers l’intérieur de la paume pour devenir totalement invisible, comme il suffit de le tourner vers l’extérieur pour redevenir visible… Notre berger, qui passait auparavant pour honnête homme, ne sut pas résister aux tentations auxquelles cet anneau le soumettait. Il profite de ses pouvoirs magiques pour entrer au palais, séduire la reine, assassiner le roi, prendre lui-même le pouvoir, l’exercer à son bénéfice exclusif, bref devient le plus odieux des criminels et des tyrans. C’est comme le frère inversé d’Œdipe : celui-ci se creva les yeux pour ne plus voir le mal qu’il avait fait ; Gygès, grâce à sa bague, peut empêcher qu’on voie celui qu’il fera.
Mais venons-en au fond. Qu’est-ce qu’une telle expérience de pensée nous apprend sur la morale ? Celui qui raconte la chose, au livre II de La République , en conclut que le bon et le méchant, ou supposés tels, ne se distinguent que par la prudence ou l’hypocrisie, autrement dit que par l’importance inégale qu’ils accordent au regard d’autrui, ou par leur habileté plus ou moins grande à se cacher… Posséderaient-ils l’un et l’autre l’anneau de Gygès, plus rien ne les distinguerait : « Ils tendraient tous les deux vers le même but. » C’est suggérer que la morale n’est qu’une illusion, qu’un mensonge, qu’une peur maquillée en mérite. Cela donnerait raison aux hypocrites de tous les temps : nos vertus ne seraient « le plus souvent », comme dira La Rochefoucauld , voire toujours, que « des vices déguisés ». Le mythe de Gygès est censé nous libérer de cette illusion morale. Il suffirait de pouvoir se rendre invisible pour que tout interdit et tout devoir disparaissent. Il n’y aurait plus que la poursuite, par chacun, de son plaisir ou de son intérêt égoïstes. La morale ne serait qu’un leurre. La vertu, qu’un masque.
Est-ce vrai ? Platon , bien sûr, est convaincu du contraire. Mais nul n’est tenu d’être platonicien… La seule réponse qui vaille, pour ce qui vous concerne, est celle que vous vous ferez à vous-même. Imaginez que vous ayez cet anneau. Que feriez-vous ? Que ne feriez-vous pas ? Continueriez-vous, par exemple, à respecter la propriété d’autrui, son intimité, ses secrets, sa liberté, sa dignité, sa vie ? Nul ne peut répondre à votre place : cette question ne concerne que vous, mais vous concerne tout entier. Tout ce que vous ne faites pas mais que vous vous autoriseriez, si vous étiez invisible, relève moins de la morale que de la prudence ou de l’hypocrisie. En revanche, ce que, même invisible, vous continueriez à vous imposer ou à vous interdire, et non par intérêt mais par devoir, cela seul est moral strictement. Votre âme a sa pierre de touche. Votre morale a sa pierre de touche, où vous vous évaluez vous-même. Votre morale ? Ce que vous exigez de vous-même, non en fonction du regard d’autrui ou de telle ou telle menace extérieure, mais au nom d’une certaine conception du bien et du mal, du devoir et de l’interdit, de l’admissible et de l’inadmissible, enfin de l’humanité et de vous. Concrètement : l’ensemble des règles auxquelles vous vous soumettriez, même si vous étiez invisible et invincible.
Cela fait-il beaucoup ? Cela fait-il peu ? C’est à vous d’en décider. Accepteriez-vous par exemple, si vous pouviez vous rendre invisible, de laisser condamner un innocent, de trahir un ami, de martyriser un enfant, de violer, de torturer, d’assassiner ? La réponse ne dépend que de vous ; vous ne dépendez, moralement, que de votre réponse. Vous n’avez pas l’anneau ? Cela ne dispense pas de réfléchir, de juger, d’agir. S’il y a une différence autre qu’apparente entre un salaud et un honnête homme, c’est que le regard des autres n’est pas tout, c’est que la prudence n’est pas tout. Tel est le pari de la morale, et sa solitude ultime : toute vertu, même vis-à-vis d’autrui, est relation de soi à soi. Agir moralement, c’est presque toujours prendre en compte les intérêts de l’autre, certes, mais « à l’insu des dieux et des hommes », comme dit Platon , autrement dit sans récompense ni châtiment possibles, et sans avoir besoin pour cela de quelque autre regard que le sien propre. Un pari ? Je m’exprime mal, puisque la réponse, encore une fois, ne dépend que de vous. Ce n’est pas un pari, c’est un choix. Vous seul savez ce que vous devez faire, et nul ne peut en décider à votre place. Solitude et grandeur de la morale : vous ne valez, moralement, que par le bien que vous faites, que par le mal que vous vous interdisez, et sans autre bénéfice que la satisfaction – quand bien même personne d’autre jamais n’en saurait rien – de bien agir.

André Comte Sponville.
Le plaisir de penser.
Vuibert, janvier 2022.

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