Autour de la parole
Nous commencerons par préciser que « parole » signifie bien plus qu’on ne croit généralement. Pour clarifier le propos, il est indispensable de distinguer nettement entre « langage », « langue » et « parole », sans entrer dans le dédale des commentaires spécialisés. L’essentiel est d’évoquer clairement le pouvoir immense de la parole, sa double face, son rôle fondateur décisif pour l’existence humaine : sans la parole, pas d’humain.
Ce rappel permet de mieux saisir l’enjeu de la crise qui affecte aujourd’hui la parole.
Quelle est au juste la nature de cette crise ? Pour la mettre en lumière, nous examinerons dans un second temps la face négative de la parole, sa puissance de destruction, à travers, par exemple, médisance et mépris, exclusion et domination. Encore faut-il expliquer à quelles conditions cette parole destructrice émerge et se déploie. Elle est aussi ancienne que la parole elle-même et n’a pas surgi en notre siècle. Mais elle s’y est transformée de manière suffisamment profonde pour que la situation devienne alarmante.
La mutation en cours sera éclairée par la troisième partie, qui met l’accent sur les modalités de détérioration de la parole à l’ère de la communication, du numérique et des réseaux sociaux. Diaboliser ces réseaux est stupide, autant que de croire le monde numérique uniquement nocif. Mieux vaut les regarder avec « deux yeux », comme disait Nietzsche, en discernant ce qu’ils portent de grandiose et ce qu’ils peuvent engendrer de funeste. Car, on ne saurait sous-estimer les risques liés à la circulation planétaire intense d’une parole devenue souvent monstrueuse : anonyme, sans interlocuteur, décorporéisée et désymbolisée, à la fois éphémère, ineffaçable et indéfiniment duplicable. Parmi ces risques, l’exacerbation des haines, l’explosion des violences, la déshumanisation du monde…
Face à ce possible désastre, esquisser les grandes lignes d’une économie renouvelée de la parole est indispensable. Ce sera l’objet de la quatrième partie. Elle ne propose ni une politique ni une législation, qui ne sont pas de notre compétence. Mais elle s’efforce de clarifier ce que la responsabilité implique : savoir quand se taire et quand prendre la parole, apprendre à la protéger comme à la libérer, restaurer partout conversations, dialogues, débats, concertations, compromis…
Le point central, partout et toujours en filigrane, se révélera être la place de l’autre. Car c’est de l’autre que nous vient une parole qui nous est transmise, que nous n’avons pas inventée. C’est à l’autre qu’elle s’adresse, lequel nous parle en retour. Peu importe les désaccords, les querelles, voire les différends insurmontables. Tant qu’est préservée la place de l’autre, l’univers est humain, la parole aussi – les deux ne se distinguent pas. En revanche, dès que la place de l’autre est annulée, la parole est menacée, l’humanité aussi.
On l’aura compris : si nous lançons cette alerte, c’est pour que d’autres la reprennent à leur compte, la transforment à leur tour, la prolongent et la complètent. Nous ne prétendons pas tout dire, ni tout savoir, ni avoir raison en tout point. Nous sommes juste convaincus, mais fortement, que les menaces sur la parole sont des menaces sur l’humain.
Monique Atlan et Roger Pol Droit.
Quand la parole détruit.
Humensis, 2022.