Le billet de banque
Réifier, spéculer, louer, vendre, échanger
Les pages que Marx consacre au fétichisme de la marchandise dans Le Capital relèvent de la scolastique marxienne, de sorte que je souhaiterais simplifier la chose en rapportant une anecdote qui permet de comprendre ce processus de type alchimique qu’est la transformation d’une valeur en fétiche.
Pour Marx, un produit concentre de la force de travail qui disparaît comme par enchantement sitôt que l’on considère que la valeur procède d’un genre d’aura que le produit posséderait en tant que tel alors qu’elle relève d’une production des hommes ignorant qu’ils en sont à l’origine. Le fétiche, ou Dieu, n’ont de valeur que parce que les hommes la leur confèrent. Sans cette opération qui exige la croyance, point de valeur.
C’est à Marcel Duchamp que j’emprunte cette anecdote rapportée dans Marchand du sel, un livre au titre en forme de contrepèterie conçu à partir de son nom… La voici : il dessine un « chèque démesuré » et se rend chez son dentiste. Puis il confie : « Je payais mon dentiste au moyen de cet instrument que j’avais dessiné moi-même et qui était tiré sur une banque inexistante. Et il l’accepta ! Le plus drôle c’est que dix ou quinze ans plus tard, je revis mon dentiste et je lui rachetai mon chèque pour ma collection personnelle. » Il écrit quelques lignes plus loin : « C’est le côté intellectuel des choses qui m’intéresse. » Ce faux chèque devient en effet un vrai chèque dès que celui qui l’a émis obtient l’assentiment de celui qui le reçoit : c’est la logique fiduciaire si l’on se souvient que l’étymologie renvoie à la foi. Quiconque a la foi crée l’objet dans lequel il a foi – il crée l’objet mais, en même temps, il en crée la valeur de façon fétichiste en oubliant qu’un travail l’a rendu possible. Cet oubli permet d’ailleurs sa spoliation dans le salariat.
Une autre histoire permet de comprendre le mécanisme fiduciaire à l’œuvre dans la production de la valeur, je la reproduis à partir d’une narration anonyme : « Dans un village qui vit du tourisme, il n’y a plus de touristes, à cause de la crise. Pour survivre, tout le monde emprunte à tout le monde. Plusieurs mois passent, misérables. Arrive enfin un touriste qui prend une chambre dans l’hôtel, qu’il paie avec un billet de 100 euros. Le touriste n’est pas plutôt monté à sa chambre que l’hôtelier court porter le billet chez le boucher à qui il doit justement 100 euros. Le boucher va lui-même aussitôt porter le même billet au paysan qui l’approvisionne en viande ; le paysan, à son tour, se dépêche d’aller payer sa dette à la prostituée à laquelle il doit quelques “services”. La prostituée va à l’hôtel pour rembourser à l’hôtelier les chambres qu’elle louait à l’heure. Comme elle dépose le billet de 100 euros sur le comptoir, le touriste, qui venait dire à l’hôtelier qu’il devait repartir tout de suite, ramasse le billet et disparaît. Au total, chacun a payé sa dette ; rien n’a été dépensé, ni gagné, ni perdu, par personne. Et plus personne dans le village n’a de dettes. »
Si tout cela a pu avoir lieu c’est que le billet a fonctionné comme un fétiche doué du pouvoir conféré par chaque utilisateur. Une autre version se conclut ainsi : l’hôtelier apprend que ce billet est faux, le déchire, le met à la poubelle, mais toutes les dettes ont été effacées par une monnaie inexistante qui s’est trouvée parée des vertus de l’existence.
Qui crée la valeur ? Les travailleurs. Qui crée le fétichisme de la marchandise ? Le capitalisme aidé par les travailleurs abusés.
Michel Onfray.
Le fétiche et la marchandise.
Robert LAffont, 2023.