Ralentir
Je me rappelle distinctement mon dernier dimanche de libre circulation. J’avais passé une après-midi entière à planifier mes trajets du mois, clown triste jonglant entre billets d’avion, horaires de train, chambres d’hôte et agences de location de voiture. D’app défectueuse en mot de passe oublié, j’avais épuisé face à mes écrans tout le vocabulaire du capitaine Haddock. Dans un sursaut de lucidité, je réalisai combien ce mode de vie sautillant était absurde, insoutenable. Après dix mille ans de sédentarisation, l’humanité était revenue aux chasseurs-cueilleurs, l’insouciance en moins et les contrôles de sécurité en plus. Le MacBook en guise de sarbacane.
Mais comment renoncer à tous ces impératifs : cours, conférences, recherches de terrain, week-ends à la campagne, visites de famille éparpillées de Londres aux Carpates ?
Puis nous avons été assignés à résidence par ordre du Leader Suprême. En quelques heures, ce qui était impératif est devenu dérisoire. Depuis un mois, je dors dans le même lit, je me réveille avec le soleil et je m’occupe de mes enfants. Je renoue avec des problèmes essentiels, comme de doser le savon de Marseille pour les lessives à la main ou de trouver des recettes inventives face à la pénurie de légumes frais (je recommande le pesto aux orties). J’ai moins de revenus, mais encore moins de besoins. Au milieu de cette oisiveté, je n’ai jamais été aussi productif. Dans ce temps étiré, l’ennui a disparu. « Nous sommes de grands fols, écrit Montaigne. Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous : je n’ai rien fait aujourd’hui. Quoi ? avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la plus fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. »
Oserais-je vous avouer, depuis mon confinement bourgeois, privilégié, et alors que l’épidémie sévit, envoyant des amis à l’hôpital, le sentiment ambigu que j’éprouve ? Celui d’une libération.
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Je ne suis pas le seul à ralentir. Trois milliards d’êtres humains, confinés, sont contraints de faire de même. Le trafic ralentit. Les livraisons ralentissent. Les échanges ralentissent. L’internet ralentit. Même les discussions ralentissent. Quand bien même ce Grand Ralentissement nous coûte très cher, il n’est pas interdit d’en goûter les vertus. Ruse de la raison historique, le virus nous aura permis de mettre des mots sur le malaise de notre civilisation. Nous nous interrogions sur la mondialisation, l’environnement ou le populisme. Or nos inquiétudes n’étaient que les symptômes d’un mal plus profond, mais aussi plus simple à soigner : la vitesse. L’accélération perpétuelle, épuisante, destructrice.
Or la vitesse n’est pas une fatalité liée au progrès technique. C’est avant tout une invention culturelle, née avec les Lumières, qui commença par mettre les chevaux au galop sur les routes, envoya des milliards de passagers annuels dans les airs et acheva son œuvre folle en mettant les cerveaux du monde entier à portée de clic1. Depuis deux siècles, nous courons. Où ? À notre perte. Car la vitesse n’est jamais satisfaite. En effaçant le trajet au profit de la destination, le raisonnement au profit de la conclusion et le tâtonnement au profit de l’efficacité, elle s’interdit de jouir du cheminement. Pire, elle crée l’ennui, en nous reprochant de n’être pas déjà arrivé ; et elle nous prive de satisfaction, en nous hâtant de repartir. Comment ne pas partager, à l’ère des low costs, le dégoût de Stendhal dans les Mémoires d ’un touriste : « Trois jours de Paris à Marseille ! C’est beau, mais aussi l’homme est réduit à l’état d’animal : on mange du pâté ou l’on dort la moitié de la journée. »
Surtout, la vitesse correspond à une certaine conception de la liberté : la multiplication des possibles. L’idéal de la liberté, pour l’être humain du XXIe siècle, c’est de pouvoir tout faire, à tout moment ; de nier les contraintes du donné pour se transporter ou se transformer à volonté. On est ici, mais on peut déjà être là-bas. On fait ceci, mais demain on pourra faire cela. On aime celui-ci, mais il y a déjà celle-ci. Habitat, métier, sexualité : rien n’est tolérable s’il n’est provisoire. Ce n’est pas assez de fuir ses attaches, ses proches, ses valeurs : il faut pouvoir se fuir soi-même dans le tourbillon des vies possibles.
Voilà qui représente au fond l’aboutissement du projet humaniste, pour qui la dignité de l’homme résidait dans sa capacité de transmutation perpétuelle2. Et aussi, plus proche de nous, la consécration d’un de ses dérivés les plus radicaux : l’existentialisme. La liberté y est à la fois un impératif et une angoisse : celle de réaliser, par une forme d’approfondissement de la conscience de moi-même, que je me trouve devant une infinité d’actions possibles3. Rien ne s’oppose à ce que, ici et maintenant, je change intégralement de vie. Cette indétermination absolue de mon être, dépourvu de justification comme de signification, est à la fois vertigineuse et exaltante. Elle m’offre le sentiment d’exister avec une intensité nouvelle. Si le moi est une illusion, au moins doit-il me donner des frissons.
Et tous les -ismes que nous maudissons, consumérisme, utilitarisme, néolibéralisme, ne seraient que les dérivés économiques de ce rapport détraqué à soi.
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Peut-être existe-t-il une autre manière de concevoir la liberté, dont le ralentissement qui nous séduit aujourd’hui ne serait que la manifestation la plus triviale.
Et si la liberté n’était pas la multiplication des possibles, mais l’accomplissement de soi ? Si le choix libre n’impliquait pas l’indétermination du sujet, mais au contraire la nécessité de l’acte, expression d’une personnalité singulière ?
Qui est le plus libre ? Don Juan qui sautille d’une conquête à l’autre car il ne saurait « renfermer son cœur entre quatre murailles », ou Ulysse qui part retrouver son foyer ? Homo Deus4, poursuivant le rêve fou de l’omniscience, ou Homo Sapiens, soucieux de se connaître lui-même ?
Paul Morand, porte-parole des hommes pressés, héraut de la vitesse, écrivain en mouvement perpétuel, en avait eu la formidable intuition il y a plus d’un siècle : « Nous allons vers le tour du monde à quatre-vingts francs, écrit-il dans les premières pages de son journal de voyage autour du globe5. Tout ce qu’on a dit de la misère de l’homme n’apparaîtra vraiment que le jour où ce tarif sera atteint. » Le low cost, la connexion et le globish ont transformé la planète en une chambre dans laquelle nous faisons les cent pas en maugréant. Jadis à l’étroit dans notre village ou notre quartier, nous le sommes à présent sur la planète, où nulle terre vierge, nulle surprise ne nous attendent plus. « Là où nous nous réjouissons d’un périple, prévient Morand, on ne verra plus qu’un galimatias de voyages. » Comment s’étonner que de grands enfants milliardaires rêvent de conquérir Mars ? Sans nouvelles frontières, ne sommes-nous pas comme le roi sans divertissement de Pascal, condamnés à observer notre propre vanité ? Le nomadisme, téléologie des temps modernes, disparaît dans son accomplissement. C’est en retrouvant une forme de sédentarisation que nous pourrons nous réapproprier le temps, et devenir nous-mêmes.
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Michel Onfray recommandait de lire les Essais durant notre confinement. J’ai fidèlement suivi son conseil de lecture, d’autant plus pertinent que Montaigne dut traverser des temps troublés où sévissaient guerres civiles et épidémies de peste. Et j’ai trouvé dans ce gentilhomme gascon un guide admirable pour ralentir.
Montaigne revendique son oisiveté. Réfugié dans la Tour de son château gascon, qu’il a transformée en bibliothèque, il feuillette, furète, grappille6, écrit au fil de la plume7. En voyage, il musarde, excédant ses compagnons par ses détours, ses retours, ses changements d’itinéraire capricieux8. Ses amours, bien remplies, suivent la même règle : « Qui me demanderait la première partie en l’amour, je répondrais, que c’est savoir prendre le temps : la seconde de même : et encore la tierce. » Montaigne peut passer dix heures à cheval sans s’ennuyer, dort longtemps et d’une traite sans laisser ses préoccupations interrompre son sommeil, et s’efforce de savourer le temps qui passe plutôt que de le gâcher en passe-temps. Ne rien faire nous révèle à nous-mêmes : même pour juger d’un cheval, Montaigne préfère le voir au repos plutôt que dans un manège. En nous détachant des passions trompeuses ou excessives, l’oisiveté nous rapproche de notre tâche essentielle : vivre.
Pour autant, Montaigne est tout sauf inactif et son oisiveté ne se confond nullement avec la fainéantise qu’il réprouve. Que signifie alors précisément : « prendre le temps » ?
Commençons par une tautologie : prendre le temps, c’est éviter d’être pris par lui. C’est définir son propre rythme, aussi indépendant que possible des contraintes extérieures. Pour être pleinement oisif, Montaigne déploie une stratégie sophistiquée, en isolant sa maisonnée de la « tempête publique » (il ne recevait que des amis choisis), puis au sein de son ménage en se soustrayant aux « épines domestiques », rejoignant sa Tour ou partant sur la route. Il prend le temps de devenir maître de son temps. Il consacre quantité d’efforts et de dépenses à créer les conditions de la nonchalance, s’ouvrant ainsi à l’aléa, à l’intempestif – une lecture inattendue, une discussion au débotté ou un chemin inusité. C’est quand il laisse son esprit vaquer que surgissent ses meilleures « rêveries », dont il se désole d’ailleurs que les circonstances – à cheval, à la table, au lit – ne lui permettent pas toujours de les noter… Il n’est pas aisé de devenir oisif. De même aujourd’hui, il faut une discipline de fer pour se déconnecter des chaînes de messages, s’arracher aux pensées utilitaires, renoncer à l’optimisation logistique.
De même que l’accélération était le corollaire de la multiplication des possibles, le ralentissement apparent que l’on trouve chez Montaigne n’est que la conséquence d’une certaine conception de l’existence, que je résumerais ainsi : l’intérêt de la vie ne consiste pas dans le but à atteindre, mais dans le cheminement pour y parvenir. Une remarque anecdotique de Montaigne me semble résumer toute sa philosophie : « Les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoiqu’il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas, comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné. » Traduction en français moderne : quand on suit une route toute tracée, on s’ennuie trois fois plus que lorsqu’on se promène en liberté. Quiconque pratique la randonnée, à pied ou à cheval, sait qu’on ne se lasse jamais dans un chemin qui serpente, où chaque tournant suscite une curiosité et provoque une surprise, alors qu’on s’impatiente devant une route droite, surtout si elle est goudronnée. Dans le premier cas, chaque pas est un but en soi ; dans le second, il devient une pénitence qui nous sépare de l’objectif à atteindre. L’ennui, la plus triste des passions tristes, n’est donc pas fonction de l’activité ni encore moins du temps, mais dépend de notre intention (les pédants que Montaigne détestait diraient : de notre intentionnalité). Plus nous sommes embarqués par le temps à venir, plus nous nous projetons vers un horizon lointain, plus nous dépérissons. Pourquoi sinon s’ennuie-t-on à mourir en passant un quart d’heure dans le métro, alors même que l’on a accès à toutes les distractions de notre smartphone, et s’épanouit-on comme H.D. Thoreau lors d’une marche en forêt, seul et déconnecté ? Il faut naturellement une finalité pour se mettre en marche, mais ne peut-on honnêtement reconnaître que celle-ci est seulement un prétexte ? Peut-on admettre que nos plans de carrière, stratégies financières, fantasmes amoureux ne sont que des fictions utiles pour accomplir la seule tâche qui importe : exister, hic et nunc ?
Gaspard Koenig.
Ralentir.
Gallimard, 2020.