Extraits littéraires

Conseil

ENCORE ONZE MINUTES,
BOUTIQUE CENTRE-VILLE
Quand arrive le premier appel, je suis au milieu du magasin, penchée sur un grand carton de manteaux que le coursier nous a livrés plus tôt dans la journée. L’écran de mon téléphone a dû s’éclairer, mais je ne m’aperçois de rien, il est posé à plusieurs mètres de moi, sur le comptoir, sur une pile de papiers de soie. Même les vibrations ne font pas de bruit.
Je n’ai pas la moindre idée de ce qui vient de se passer à moins d’un kilomètre d’ici, dans les bureaux de Think Out Loud, ni du message paniqué que Lotte est en train de laisser sur mon répondeur.

La boutique est maintenant louée à une marque de vêtements “Qualité France” qui possède environ septante succursales à travers le monde. À mes pieds, sur le carrelage flambant neuf, se trouve un manuel rempli d’instructions détaillées : à quel portant suspendre tel vêtement, à quel petit pull associer tel pantalon… On ne peut mettre en rayon qu’un seul exemplaire de chaque taille, après l’avoir minutieusement défroissé à la vapeur. Le manuel comporte même des schémas indiquant de quelle façon les écharpes et les ponchos doivent être drapés. Encore heureux que je sois capable de me concentrer à fond sur ce genre d’ouvrage, d’exécuter simplement ce qui est prescrit, d’oublier le monde extérieur, d’évacuer les pensées qui moulinent dans ma tête… De me cramponner le plus possible à l’idée que dans des dizaines de points de vente sur cette planète, des hommes et des femmes accomplissent les mêmes gestes, manipulent exactement les mêmes étoffes, entourés du même décor aux couleurs vives, vêtus du même uniforme (un ample chemisier blanc passepoilé de beige et un pantalon à pinces tout aussi beige).
Pour la première fois de ma vie, je fais partie d’une chaîne et d’une certaine manière, ça me rassure. Je me trouve littéralement moins seule.

Un personnage absorbé par sa tâche, ignorant le malheur qui va s’abattre sur lui : il n’en faut pas plus pour faire monter le suspense, c’est l’un des tout premiers principes d’écriture de scénario qu’on nous ait appris à l’école de cinéma. Donnez aux spectateurs quelques informations d’avance sur le personnage auquel vous souhaitez qu’ils s’identifient et ils seront tout ouïe, fébriles, dévorés par l’envie de crier des avertissements à son intention.
Je vois encore le prof de scénario nous révéler ce principe. Les jambes minces comme des perches de micro, il se tenait sur l’estrade de l’auditorium pendant que l’écran placé derrière lui montrait des scènes de film qui confirmaient sa théorie : la boîte que l’inspecteur Mills fait ouvrir par son collègue Somerset à la fin de Seven et dont le public sait déjà qu’elle renferme la tête de son épouse enceinte, ou bien l’arrivée toute en longueur du cuisinier Dick Hallorann à l’hôtel Overlook, dans Shining, avant que Jack finisse par l’assassiner à coups de hache…
“Parfois, la manière de filmer suffit, avait-il dit. Regardez comment la caméra suit Hallorann dans le couloir désert, on sent que quelqu’un va surgir devant lui d’un instant à l’autre.”
Après le visionnage de cette séquence, il nous avait demandé pour le cours suivant d’écrire une scène – cinq pages au maximum – où on devait mettre en pratique le principe en question.
“Et vous n’êtes pas obligés de faire mourir quelqu’un, vous savez. Il existe d’autres formes de surprises désagréables.”

La scène qui se joue en ce moment aurait sûrement plu au professeur Laperche : une jeune femme est au travail dans un magasin de mode, nous sommes le vendredi 22 février 2019 d’après l’écran de veille du terminal de caisse, il fait doux pour la saison. C’est sa première journée chez ce nouvel employeur, elle veut faire bonne impression, ne pas se laisser distraire en permanence par son téléphone, et c’est pourquoi elle a posé l’appareil là-bas, hors de portée, sur le comptoir. L’appel entrant qui s’affiche est filmé de telle manière qu’il ne peut pas y avoir de doute : c’est quelque chose d’urgent, il faut absolument décrocher, question de vie ou de mort, mais le personnage – flou, à l’arrière-plan – poursuit avec concentration sa tâche insignifiante.
La caméra s’éloigne lentement de l’écran allumé, traverse l’espace de la boutique, dépassant la jeune femme qui éventre des emballages plastique, coche les numéros d’un bon de livraison, colle des prix sur les étiquettes, place en rayon les manteaux prêts à la vente – des modèles matelassés, classés par coloris, de small à extra large. Le rappel de notification de sa messagerie vocale lui échappe également.
La séquence se termine par un plan zénithal de cartons attendant d’être vidés de leur contenu : des piles de manteaux pliés tous pareils, manches croisées sur le devant, comme s’ils savaient, eux, ce qui va se passer – ils font déjà leur prière.

Lize Spit.
Je ne suis pas là.
Acte SAud, 2023.

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