Extraits littéraires

Avec le corps

« Avec le corps qu’elle a, ça va être facile pour elle… »
J’ai vingt ans, je suis allongée à plat ventre sur la crique des Lauriers Roses. Les Lauriers Roses, c’est la maison de vacances de Huber, le mari de ma mère.
Son espadrille bleue bouscule ma tête, un coup sec, juste au niveau de la tempe.
Beau-père a enjambé mon corps et demeure au-dessus de moi, jambes écartées.
La peau rêche de ses pieds est collée contre mon visage et ses chevilles enserrent mes oreilles.
Je ne bouge pas, mais je tremble.
Une force inconnue a pris possession de mon corps.
Il va me scalper comme les Indiens au cinéma. Les Indiens avec les vampires sont ma terreur. Et voilà qu’un vieil Apache s’acharne sur mon dos.
J’ai mal ?
Je laisse échapper une plainte ?
Non, rien. Je ferme les yeux, je me replie sur moi-même.
Je veux rabattre mon coude pour me protéger, comme les enfants battus, mais j’en suis empêchée, mes bras sont coincés entre ses jambes.
Combien de temps le chasseur est-il resté au-dessus de ma tête ?
Combien de temps le gibier est-il demeuré prisonnier de ses jambes ?
Je ne sais pas. Un temps infini, me semble-t-il.
Mon premier roman vient d’être accepté. Un secret bien gardé.
Il ne s’agissait pas d’une cachotterie, plutôt d’une sorte d’incrédulité ; une telle entreprise ne manquait pas d’aléas, pourtant le manuscrit était arrivé à bon port.
L’éditeur a appelé, Huber a décroché.
Le message était clair : le comité de lecture a retenu le manuscrit de Gwendoline, sa belle-fille, et il sera publié.
Il a fallu que cela tombe sur lui.
Sa réaction ne se fit pas attendre.
Je savais combien il pouvait entretenir avec les uns et les autres des relations compliquées, mais pas à ce point.
Les mots du directeur littéraire furent reçus comme une provocation. Un autre que lui dans la famille se permettait d’écrire ? Il raccrocha sans prononcer un mot. L’éditeur me demandera plus tard si son compliment m’avait été transmis.
La phrase lancée sur la crique alors qu’il me chevauchait sera son seul commentaire.
Ce jour qui aurait dû me procurer tant de joie restera parmi les plus sombres de ma vie.
Je suis au sol, immobilisée par un ancien ministre, un héros de la guerre de 40.
Un monument contre une jeune fille.
Un combat contre nature.

Christine Orban.
Avec le corps qu’elle a.
Albin Michel, 2017.

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