Extraits littéraires

Des jardins partout

Certaines personnes affirment qu’elles voient l’avenir, dont parfois le mien. Pourtant, rien de ce qu’elles m’ont prédit ne s’est jamais produit. C’est ainsi que l’une d’elles m’avait assuré que je mourrais à trente-deux ans; or cette année-là, celle de mes trente-deux ans, a été l’une des plus belles de ma vie.
Pour ma part, je suis bien incapable d’avoir la moindre vision de ce qui m’attend demain, ou dans une heure, ou même dans une minute. À l’heure où je tapote ces mots sur mon clavier (c’est le matin, le matin sur la mer, un matin de juillet, lumineux, très bleu, du même bleu que celui des trois cent soixante-sept agapanthes qui sont actuellement en fleur dans mon jardin), je suis incapable de discerner de quoi ma journée sera faite. Peut-être vais-je griller des sardines. Ou poursuivre l’écriture de ce livre. Ou regarder dormir mon chat (spectacle dont je ne me lasse pas). Ou lire (ce dont je ne me lasse pas non plus).
Mais si je ne vois de l’avenir ni le proche ni le lointain, par contre je vois des jardins partout.

Il en a toujours été ainsi, aussi loin que je remonte dans ma mémoire. Il me suffisait pour ça d’ouvrir les yeux.
Au cinquième étage du 7 boulevard Richard-Wallace, côté est, la fenêtre de ma chambre surplombait une écurie de chevaux de course.
Ma sœur et moi passions des moments réjouissants à observer, à travers un rideau mouvant de hauts peupliers, sur le cirque mi-sable mi-pelouse d’où montaient des odeurs fermières de crottin, de foin chaud et de sueur animale, l’embarquement des chevaux à bord des vans gris-bleu de la Société de Transports Hippiques. Rien n’était plus désopilant que l’obstination que mettaient la plupart des animaux à freiner des quatre fers pour ne pas monter dans le véhicule. Ces magnifiques entêtés valant des fortunes, leurs lads n’avaient évidemment pas licence de les bousculer, fût-ce avec un pétale d’avoine: ils devaient se contenter de « murmurer à l’oreille des chevaux», et de prendre un ton fleuri pour supplier Libellule du Gâtinais ou Ma Myrtille Bleue IV, reines des hippodromes, de « se remuer les miches, sacré nom de nom, et de grimper là-dedans, espèce de putain de vieille carne! », ce qui, susurré sur un ton doucereux, passait pour un murmure amoureux.

À l’ouest, salle à manger et salon donnaient sur le Bois de Boulogne à perte de vue, sorte de canopée toute frétillante de pinsons et de pigeons ramiers qui dévoraient les grappes de fleurs blanches des marronniers, et aussi de mésanges charbonnières, et de simples moineaux, sans oublier les hannetons couleur d’ambre qui s’échouaient sur notre table quand nous dînions toutes fenêtres ouvertes.
Ma sœur et moi nous accrochions ces coléoptères au bout du nez, où ils s’agrippaient par leurs petites pattes griffues. Nous jouions à qui garderait son jockey nasal le plus longtemps en selle.
J’aimais bien ces petites bêtes qui ont aujourd’hui pratiquement disparu, et dont le Dictionnaire vétérinaire et des Animaux domestiques de Pierre Joseph Buchoz (que les amateurs de hannetons pouvaient, en 1771, se procurer chez J.P. Costaud, libraire, rue Saint-Jean-de-Beauvais, «la première porte cochère au-dessus du Collège» était-il précisé) détaillait les vertus médicinales à condition d’en faire des martyrs: réduits en poudre, ils étaient réputés guérir la morsure des chiens enragés, soulager les rhumatismes et se montrer efficaces dans le mûrissement et la suppuration des bubons de la peste; les ailes de hannetons pulvérisées dans du vin blanc (le sieur Buchoz étant lorrain, je suppose qu’il préconisait le délectable vin de Toul qui, à cette époque, figurait sur toutes les bonnes tables d’Europe) étaient appréciées pour leurs vertus diurétiques, et l’infusion de hannetons vivants dans de l’huile commune pouvait fort bien remplacer l’huile de scorpions (dont je n’ai évidemment pas besoin de rappeler qu’elle est souveraine contre la petite vérole et les paralysies) si celle-ci venait à manquer.

Dans les lointains du royaume des hannetons, c’est-à-dire au-delà de la couronne de ces marronniers qui étaient pour eux le nec plus ultra des festins, le Bois de Boulogne se perdait dans du bleu sans rien pour arrêter la vue – oui, je sais: le Bois aurait dû être vert, seulement voilà, imprégné des petites brumes montant de la Seine, il avait tendance à virer au bleu comme les verdures des tapisseries anciennes dont la lumière a fané les couleurs. Il était même, ce grand Bois, si proche des tapisseries médiévales avec ses ramures bleues et ses fûts très noirs que, pendant toute mon enfance. Je me suis attendu à voir surgir et galoper sur le boulevard Richard-Wallace une licorne blanche comme celle avec laquelle joue délicatement la Dame des six tapisseries du Musée de Cluny.

Quand le vent soufflait assez fort du sud-ouest, on pouvait entendre, les dimanches de courses, les clameurs des turfistes sur l’hippodrome de Longchamp. Les chevaux filaient, faisant voler dans leur sillage l’écume de leur sueur musquée, et des chandelles d’herbe verte.
À l’est seulement, le regard butait contre un mur: celui d’un grand jardin, d’un hortus clausus, l’enceinte de Bagatelle.
C’est dans ce parc que, dès mon premier mois de présence sur la Terre, on m’emmena, coiffé d’un bob en piqué blanc (enfin il paraît), prendre l’air du Bois de Boulogne, un air floral aux émanations un peu savonneuses, à la fois juvéniles et luxuriantes, mélange de la senteur candide, évanescente, que laisse l’eau de roses en s’évaporant sur la peau, et de la fragrance intense, presque trop riche, du pollen des lys.
Je n’ai évidemment aucun souvenir concret de ces promenades inaugurales et parfumées, mais je veux bien croire, comme on me l’a raconté plus tard, que je ne manquais jamais de tendre les bras en direction d’un certain magnolia stellata qui sentait délicieusement bon la glace vanille et citron est-ce à cause de ce magnolia que je me suis entiché, plus tard, d’une chanson de Boby Lapointe qui disait qu’au pays da-ga d’Aragon / Il Y avait tu gud’une fill’ / Qui aimait les glac s au citron / Et vanille… ?

Ce qui est sûr, c’est que ma passion des odeurs (même celles réputées désagréables trouvent grâce à mes yeux – c’est-à-dire à mes narines) a dû naître de la répétition quotidienne de ces travellings dans mon landau dont la capote était giflée par des grappes de seringat, des fleurs de sureau, des branches de chèvrefeuille arbustif, et des buis qui sentaient fort le pipi de chat.

Didier Decoin.
Je vois des jardins partout.
JC Lattès, 2012.

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