A good job
Alban
1.
Lorsque nous rentrons d’une balade en forêt, nous avons sans le savoir dérangé et écrasé des centaines de vies minuscules sous les feuilles du sentier. Dans la vie, c’est pareil. Ce que recouvrent nos traces, nous l’ignorons. Le jour où, par hasard, un dégât nous revient que nous avons provoqué, nous sommes tentés de rebrousser chemin pour réparer. Le problème, c’est que marcher vers l’arrière cause autant de dommages que de marcher vers l’avant.
Mes yeux se sont ouverts sur une péripétie inattendue de ma jeunesse, alors que je venais d’avoir quarante-cinq ans. C’était le samedi 14 avril 2018. Je me trouvais à mon bureau. Le téléphone a sonné. J’ai décroché bien qu’en principe nous fermions à dix-huit heures jusqu’au lundi matin neuf heures. Le répondeur avait déjà amorcé son message : « L’entreprise Jardins de la Meuse vous remercie de votre appel. Nos bureaux sont…
— Allô ?
— Je… Bonjour… je voudrais parler… C’est monsieur Jessel ?
— Lui-même, madame. »
La voix était juvénile, un peu hésitante. Tout de suite, je me suis représenté une jeune fille, une adolescente. En d’autres temps, je n’aurais pas dit « madame », j’aurais dit « mademoiselle ». J’avais renoncé à mes bonnes manières depuis que ma fille, Sarah, m’avait tancé gentiment : « Arrête, papa, plus personne ne dit ça à une femme, ça fait macho. »
J’ai d’abord supposé que la jeune personne au bout du fil ne pensait pas tomber sur moi. Elle semblait prise de court. Peut-être voulait-elle parler à mon fils, Alexandre. Mais elle a précisé : « Monsieur Alban Jessel ?
— C’est ça, madame. »
Encore un silence, pendant lequel j’avais l’impression d’entendre sa respiration, puis elle s’est présentée : « Virginie Lambert » et tout de suite : « Est-ce que je pourrais vous rencontrer, monsieur Jessel ?
— C’est pour une création de jardin, un aménagement ? Notre architecte peut se rendre chez vous.
— Non, non… Je n’ai pas de jardin. Je n’appelle pas pour votre entreprise. C’est seulement pour vous.
— Pour moi ?
— Oui.
— Vous vendez quelque chose ?
— Non, non, il s’agit d’une affaire privée.
— Ah ? Privée ? Expliquez-moi. Je vous connais ?
— Non, monsieur. »
J’aurais pu l’envoyer sur les roses, je ne me gêne pas quand j’ai affaire à des voyantes, des numérologues ou d’autres escrocs téléphoniques, mais elle avait piqué ma curiosité et, inutile de le nier, sa voix hésitante, pas commerciale pour un sou, dans laquelle je percevais maintenant comme une petite vibration émue, me troublait.
« Ce n’est pas directement pour moi que je vous contacte, monsieur. J’ai quelque chose à vous confier de la part d’une certaine personne. Elle m’a demandé de vous le remettre en main propre. Sinon, je ne vous aurais pas dérangé.
— Qui est cette personne ?
— Une femme… Quelqu’un que vous avez bien connu autrefois. C’est difficile de vous donner plus de détails au téléphone. Si vous pouviez m’accorder un peu de temps…
— Dites-moi toujours le nom de cette femme.
— Michelle… Michelle Nihoul.
— Nihoul ? Je ne vois pas.
— Je vous expliquerai. Est-ce que demain, par exemple… ?
— Demain, nous sommes fermés. »
J’avais répondu par réflexe professionnel mais, de toute façon, la pensée que l’entrevue que j’avais déjà acceptée en moi-même ne pouvait pas se passer dans les locaux de ma société s’était instinctivement imposée à moi. Et chez moi, à la maison, pas davantage.
Le dimanche matin, j’ai l’habitude de me rendre à Liège sur le grand marché des quais de la Batte. J’ai proposé de l’y rencontrer si cela lui convenait. Justement, m’a-t-elle dit, elle habitait à quinze minutes, en banlieue, ça l’arrangeait tout à fait.
J’ai raccroché. Lydie, ma femme, qui était allée vérifier la fermeture des hangars, est rentrée dans le bureau. Le samedi, nos ouvriers sont en congé. Nous restons ouverts pour recevoir les clients, leur montrer les marchandises, les aider à affiner leur projet. Lydie et moi, nous nous occupons de tout.
« Un client ?
— … Oui. Enfin, peut-être. Quelqu’un qui se renseigne. »
Elle n’a pas insisté. Pourquoi je lui avais menti, comme ça, d’un coup, je n’aurais pu le préciser. Un pressentiment sur cette intrusion mystérieuse ? Qui sait ? Une précaution, en tout cas. Cette histoire, à l’évidence, ne concernait que moi. Avant de savoir de quoi il retournait, autant rester sur la réserve.
Je n’avais jamais rien caché de ma vie à ma femme. Du moins depuis que nous sommes mariés. Nous sommes un couple à l’ancienne, fidèles comme deux corneilles et, après plus de deux décennies de vie commune, toujours contents d’être ensemble, perchés sur la même branche, sans avoir besoin de faire semblant. Notre boîte de création et embellissement de jardins, nous l’avons montée tous les deux. Elle nous a procuré un objectif commun et pas mal de tracas. Nous avons toujours eu mieux à faire que de nous chercher des poux dans la tête. Même avec une certaine réussite, il nous reste de quoi nous concerter tous les jours. La mort du couple, tout le monde le sait, c’est le silence.
Cela dit, la voix au téléphone avait mentionné une personne que j’aurais connue autrefois. Bien sûr, je n’avais pas confié à Lydie le détail de mon existence avant que nous nous rencontrions. De son côté, elle non plus, et je n’ai jamais pensé à fouiller dans son passé. Chacun a droit à sa vie, me semble-t-il, jusqu’au moment où l’on décide de n’en avoir plus qu’une seule pour deux, autant qu’on puisse y arriver.
Maintenant, qu’on n’aille pas s’imaginer : je n’avais tué personne avant que nous fassions connaissance. J’avais bien quelques inévitables fredaines au tableau de mes jeunes années, mais pas davantage qu’un autre. C’est d’ailleurs l’expression qui me résume le mieux : « pas plus qu’un autre ». Elle est sortie toute seule de mon stylo. Un type ordinaire, voilà mon exacte définition. Si j’avais fait le bilan de mes quarante-cinq ans, le samedi 14 avril 2018, je n’aurais pas pu mieux conclure.
Armel Job.
Un père à soi.
Robert Laffont, 2022.