Extraits philosophiques

Fantômes

Cher fantôme

 

depuis combien de temps sommes-nous ensemble ? Depuis toujours sans doute, depuis ce jour où la main de l’air, empoignant mes poumons de nouveau-né, a défroissé leurs fleurs de papier rose d’un coup sec.

Tu es plus moi que moi. Tu es ce qui en moi mange du silence. Je t’entrevois lorsque j’écris. L’encre pique tes yeux ouverts sur l’immense et le rien.

Chaque personne a un secret qui se montre au soleil. Tu marches un mètre devant moi. Tu serres la main d’autres fantômes. Les amitiés vraies sont fondées sur ce sentiment inexprimable d’un autre monde.

L’éveil, je le trouve dans les fleurs. Certaines m’ont sauvé. Elles disposaient de peu de temps pour le faire, mais ce qui nous sauve n’appartient pas au temps. Un éclair dans le ciel bleu. Ce qui m’a le plus souvent réconforté c’était toi. Ton souffle arrête le monde et ma bêtise : la plupart du temps je suis engourdi et sentimental – jusqu’à ce que tu sautes en moi, par-dessus moi, comme un diable – berger, et que j’écrive enfin.

Je suis entré dans la chambre, j’ai regardé tous les livres au mur et j’ai eu honte : j’ai besoin de ça, moi, de tout ça ?

 

Enfant, avant la merveilleuse catastrophe d’apprendre à lire, je dévorais les pages de la lumière. L’odeur de rouille d’une rose ancienne me soûlait. J’aimais cette proposition que les fleurs font au premier venu, leur manière de pousser leur âme devant elles brutalement, comme font les timides. Leurs couleurs sont des pensées-buées, des pensées non encore fixées dans une formule.

Il y a plusieurs vies. La plus apparente est faite de briques de langage. Et puis il y a cette autre vie flottant au-dessus du monde comme les couleurs au-dessus des prés. Elle n’est pas faite de briques mais de vide, d’intervalles, de silence. Le mieux serait de parler le moins possible – ou alors comme fait le mimosa. Je pense à Satoski Koju, ce cinéaste japonais qui a laissé dans le dernier plan de son film trois petites fleurs blanches comme une lettre invisible pour son épouse. Je rassemble toute ma journée autour de cette pensée.

Il y a des choses très petites et très légères qui portent tout.

Le tremblement d’un pétale quand une goutte de pluie le heurte : c’est cette vibration que je cherche dans l’écriture, l’imperceptible inquiétude de l’âme en paix.

Ryokan parle d’un « bijou intérieur » qui n’est pas un bijou et n’est pas intérieur, ni rien de pensable. Juste quelque « chose » d’indispensable au souffle de la vie. Les couleurs des fleurs sont les éclats de ce bijou immatériel.

Les billes en terre qui roulaient dans ma cour d’enfance étaient d’un bleu perdu. De descendre en cascade l’escalier les avait blanchies. Parfois l’une d’elles disparaissait au milieu du gravier. Je ne la retrouvais jamais. Sous mes paupières, avant de m’endormir, quelque chose m’apparaissait de sa présence grêlée de bleu, comme un amour lointain et pur.

T’ai-je dit qu’on change parfois de cœur ? Le bleu caché des petites plumes du geai n’est plus mon amour. Je trouve plus mystérieuse cette couleur brune qui enveloppe son corps. Ma pensée, c’est d’aller de noyade en noyade. Englouti par la clarté brunie d’une gorge de geai, je mets du temps à revenir au monde. Au sortir de ma contemplation, je connais l’insouciance des ressuscités. Je passe mon temps à naître et à renaître, ce n’est vraiment pas sérieux. Je me souviendrai toute ma vie des deux agents d’assurances qui, invités par ma mère affolée de me voir au chômage, venaient me proposer du travail. Il y a des chemins qu’il ne faut jamais prendre. J’ai suivi la voie aérienne du rêve, la couleur des stellaires, la petite buée apparaissant-disparaissant de la bouche du bébé sur la planète argentée de la cuillère.

Après la mort de son père, Ryokan, dormant dans un fossé, rêve qu’un homme dont il ne voit pas le visage lui tend une branche de prunier à fleurs rouges. Cet inconnu s’aventure dans le labyrinthe de son cœur dont il semble connaître tous les détours. « Ce soir, la nuit est bonne, dit-il, parlons tranquillement de la vie. » C’est ça : parlons tranquillement de la vie puisque nous n’y comprenons rien. Une étoile, un renard ou un poème arriveront bien pour voir ce qui se passe, d’où viennent ces rires et toutes ces mains volantes.

Accoudé à la fenêtre, je le regarde lutter avec le vent. Il boxe l’air avec ses poings de cuir blanc. La mélancolie tombe au premier coup. Ce cerisier est mon ami. Il est vieux, cet ami. Il est très vieux. C’est un bébé, ce sage. Je t’ai vu, vieil homme, t’enfoncer dans le soir, lutter longtemps – non, pas lutter : jouer longtemps avec ce qui restait de jour dans le ciel tuméfié de mauve. L’avalanche généreuse de tes fleurs. Quand je t’ai vu, juste avant le meurtre du noir, le dogme du néant, quand je t’ai regardé à peine essoufflé par ta journée, défiant tous les peintres de saisir ta présence, j’ai vu l’arbre moteur de l’univers, le père de tous les hommes, la chemise grande ouverte de l’ange et toutes les fleurs à la place du cœur, blanches, si blanches dans la nuit noire.

Les gouttes de pluie sur la vitre ont un bombement argenté et une bordure laiteuse. La pluie s’arrête. Les gouttelettes ne partent pas tout de suite. Elles forment une voie lactée cloutée. Elles semblent figées comme parfois nos vies. Puis l’une se met en route. Il est difficile de ne pas penser qu’elle va vers sa mort. La jeune élue, poussée par le vent, s’éloigne de ses sœurs idolâtres, crispées dans une fausse immortalité. La petite vivante avec sa joie muette glisse en oblique vers l’abîme, dans l’angle de la vitre encadrée d’acier froid. Voilà. C’est fini. Vivre n’est rien d’autre que donner sa lumière, traverser la voie lactée des épreuves, disparaître – et continuer, car telle était la parole qui ce matin se fracassait en dizaines de gouttes d’eau sur la vitre insensible d’un train entre Paris et Genève : aucune lumière donnée ne se perd. Nous sommes des paillettes d’or détachées d’une statue vivante. Nous sommes des instants de son souffle, des pollens de sa voix, des petites gouttes de pluie qui prennent le train sans billet jusqu’à l’éternel qui est ceci, ici, maintenant.

 

Christian Bobin.

L’homme joie.

L’iconoclaste, 2012.

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