
Des arbres
Il y a quelques années j’étais dans un avion revenant de Singapour à Paris et à l’escale de Téhéran monte un ingénieur français qui s’est assis près de moi ; ayant réalisé sans peine que l’un et l’autre aimions les arbres, nous en avons discuté une partie de la nuit et il m’a dit ceci : “Que vous soyez océanographe ou musicien, clown, médecin, archevêque ou proxénète, tôt ou tard vous vous demanderez si votre métier est vraiment utile : « Ne suis-je pas en train de perdre mon temps ou, pire encore, de faire du tort à ceux que j’aime ? » On peut dire de presque toutes les activités humaines qu’elles engendrent un doute quant à leur utilité réelle. Il n’y a qu’une seule exception, m’a-t-il dit, il n’y a qu’une activité qui soit au-dessus de tout soupçon : planter des arbres.” Une phrase que je n’ai jamais oubliée.
Ils sont profondément utiles à l’espèce humaine, et nous contractons envers eux une dette quotidienne dont nous n’avons peut-être pas conscience. Imaginez cette petite scène banale.
La séance matinale au Palais-Bourbon étant achevée, vous garez votre Twingo à l’ombre des tilleuls du boulevard Saint-Germain, devant La Petite France où vous avez vos habitudes. Parler vous a donné soif, et vous commencez par un Coca bien frais ; une collation suffira, vous ferez mieux ce soir : salade à l’huile d’olive, omelette aux truffes et tarte aux pommes avec une pointe de cannelle ; puis le patron, alsacien comme vous, vous offre une goutte de vieux gin. Tout en dégustant votre café agrémenté d’un cube de nougat, vous sortez un Bic et, comme le font tous les élus, vous signez quelques papiers urgents ; après une aspirine destinée à prévenir un léger mal de tête, vous quittez à regret la fraîcheur de la terrasse et replongez dans la circulation parisienne. Tout cela n’a duré qu’une heure ; et savez-vous combien d’arbres ont contribué à vos activités et à votre bien-être ? Pas moins de quatorze, dont huit sont d’Europe, le Tilleul, l’Olivier, le Chêne pour les truffes, le Pommier, le Genévrier, le Pin sylvestre pour le papier, l’Amandier pour le nougat et le Saule pour l’aspirine ; deux viennent d’Amérique, la Coca pour la boisson et l’Hévéa pour les pneus ; deux sont d’Afrique, le Colatier et le Caféier ; et deux sont d’Asie, le Cannelier, et enfin le Ricin utilisé sous forme de matière plastique dans la fabrication du Bic. Et encore, je ne compte ni le bois de votre table, ni les nectars et les pollens servant à faire le nougat, ni les affreux Palmiers en pots censés décorer la terrasse de La Petite France, ni les arbres inconnus qui, il y a plusieurs centaines de millions d’années, sont entrés dans la composition des hydrocarbures que brûle la Twingo.
Ainsi vivons-nous, sans y prêter attention, environnés d’arbres venus du monde entier pour nous rendre de multiples services sans rien réclamer en retour car ils sont modestes, peu bavards, ayant érigé en système leur discrétion naturelle.
Au total on retrouve, dans notre infime spectacle urbain, les quatre fonctions classiques dévolues aux plantes utiles et en particulier aux arbres : alimentation, médecine, ornement et production de matières premières destinées à l’industrie. Il est juste de rappeler qu’ils ont aussi une fonction d’épuration de l’air, dont il a été question plus haut.
Mais il faudrait être bien peu sensible pour limiter à ces fonctions “matérielles” classiques les bienfaits dont nous sommes redevables aux arbres. Je voudrais évoquer maintenant les actions plus subtiles mais tout aussi bénéfiques qu’ils exercent, par leur seule présence, sur notre vie mentale, nos états de conscience, notre psychisme. Savez-vous que le fait de voir des arbres diminue la violence ?
Du bon usage des arbres.
Francis Hallé.
Actes Sud, 2011.



