Extraits philosophiques

Aveuglement

Une tragédie de l’aveuglement
Vous connaissez bien sûr Œdipe, ce jeune homme de bonne famille dont les parents apprennent à la naissance qu’il assassinera son père et qu’il épousera sa mère. Imaginez-vous à leur place. Devant un tel risque, ils n’ont pas hésité longtemps : leur fils devait mourir ! Comme ils étaient roi et reine de Thèbes, ils chargèrent un serviteur d’aller abandonner l’enfant aux bêtes sauvages. Mais celui-ci décida de désobéir et de faire en sorte que l’enfant soit recueilli par d’autres parents qui l’élevèrent comme le leur sans rien lui dire de ses origines. Chacun connaît la suite. Œdipe devient adulte, entend parler de la terrible malédiction qui pèse sur lui et décide de s’éloigner le plus loin possible de ceux qu’il pense être ses parents. De passage près de Thèbes, qu’il ignore être sa ville natale, il se querelle avec un conducteur de char et le tue, puis il affronte victorieusement une sphinge qui terrorise la cité. Pour récompenser le jeune homme d’avoir libéré la ville de cette terrible menace, la reine, justement devenue veuve, l’épouse. Mais la cité est bientôt accablée par une catastrophe bien plus grande encore : la peste. Les prêtres multiplient les sacrifices et les prières, en vain. Les oracles disent qu’un double crime abominable a été commis et que les dieux sont fâchés. Œdipe décide de trouver le coupable, quoi qu’il en coûte… Et petit à petit, il s’approche de la vérité, évidemment impossible à accepter : c’est lui, le coupable !
1. La volonté de s’aveugler
L’histoire d’Œdipe a souvent été réduite à la mise en scène du double désir qui habiterait tout garçon : tuer son père et coucher avec sa mère. Ce schéma simple a été décliné ensuite selon toutes les combinaisons possibles. Le garçon peut également vouloir coucher avec son père et tuer sa mère, et se sentir coupable en même temps de ces deux désirs, quatre si on ajoute les deux précédents qui sont l’objet de la tragédie. Quant à la fille, elle peut vouloir tuer sa mère et coucher avec son père, mais aussi, pourquoi pas, se débarrasser de son père et vivre une belle et longue histoire d’amour avec sa mère. Ajoutez à cela tous les pères et toutes les mères de substitution, et vous comprendrez que la pièce de Sophocle, qui est très brève, ait nourri une littérature considérable, notamment psychanalytique.
Mais si tout cela n’avait été destiné qu’à nous cacher que la tragédie d’Œdipe est d’abord celle du déni ? Car si Œdipe cherche, il est bien évident qu’il ne veut pas trouver. Pourtant, plus il hésite à se confronter à l’horrible vérité qu’il pressent, et plus la peste fait des ravages. Les Thébains, son peuple, meurent. Il ne peut pas s’empêcher de s’en sentir coupable, et pourtant il s’entête. Et lorsque finalement il accepte la vérité, il comprend qu’elle était visible depuis longtemps. Il existait en effet une multitude de signes par lesquels il aurait pu comprendre. Mais il était dans le déni. Et ce déni n’était pas seulement le sien : c’était aussi celui de toute sa communauté.
Et si c’étaient les multiples dénis dans lesquels nous nous enfermons nous-même qui nous avaient fait si longtemps ignorer l’importance du déni dans la pièce de Sophocle ? Chacun en retient en effet en général le désir de tuer son premier rival et de s’emparer de ce qu’il avait de plus cher, son épouse. Une version en quelque sorte héroïque d’Œdipe. Un héroïsme qui devient tragédie par le mensonge qui a été imposé au héros à sa naissance, mais un héroïsme tout de même. Après tout, Œdipe est le premier à avoir réussi à vaincre la sphinge, et il accède rapidement au trône de Thèbes. Un beau destin pour un jeune homme particulièrement talentueux ! Mais Œdipe est tout autant la tragédie du déni, et la punition qu’il s’inflige à la fin de la pièce aurait dû nous mettre sur la voie. Il ne se suicide pas, comme le fait Jocaste qui a probablement compris depuis le début qu’Œdipe était son fils. Œdipe, lui, n’est pas coupable : il ne savait pas. Sa seule faute est d’avoir voulu continuer à ignorer la vérité trop longtemps. Alors, la punition qu’il s’impose est de se crever les yeux, comme une façon de rendre visible l’attitude mentale qui a été la sienne durant toute la pièce : l’aveuglement. Cette lecture-là est bien plus difficile à accepter. Car si nous savons que nous ne tuerons pas notre père et que nous n’épouserons pas notre mère, qui peut affirmer que nous ne nous enfermerons pas un jour dans le déni d’une vérité qui pourtant, comme on le dit parfois, nous « crève les yeux » ? Une façon de parler qui insiste à juste titre sur les efforts qu’il nous faut déployer pour ne pas voir ce que nous voulons nous cacher.

Serge Tisseron.
Le déni ou la fabrique de l’aveuglement.
Albin Michel, 2022.

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