Langage
Nous nous sommes habitués à l’inimaginable, nous nous sommes habitués à « l’horreur économique5 ». Nous nous sommes habitués aux morales numériques. Par temps de Covid-19, nous sommes invités à piloter nos vies à l’aide des chiffres – plus ou moins valides –, dont nous recevons les informations : combien de taux d’incidence ? d’hospitalisations ? de morts ? de réanimations ? À partir de quel âge doit-on renoncer à la réanimation ? À partir de quel taux de positivité des tests doit-on se reconfiner ou établir un couvre-feu ? À partir de quel âge est-il licite de mourir ? À partir de combien de chômeurs une politique économique est-elle acceptable ? À partir de quel seuil de pauvreté une souffrance sociale et existentielle justifie-t-elle une intervention des pouvoirs publics ?
Je ne dis pas que toutes ces données soient sans intérêt, simplement à leur accorder un pouvoir transcendantal, on cache le vivant, le singulier, le particulier, les drames des existences sociales et subjectives. La violence qui rend des événements hétérogènes commensurables m’est insupportable. C’est cet affect qui me pousse à écrire. Je ne souffre plus cette morale économique, morale immorale de ne tolérer d’autres critères que ceux qu’elle prétend être vrais. Vrais, peut-être, sans doute probables, mais vivants, humains ? Sûrement pas. Combien de patients ai-je entendu, angoissés à cause du « plan blanc » des hôpitaux ? ! Est-il normal qu’aujourd’hui, à cause des sous-effectifs des services hospitaliers, les patients voient leurs consultations, leurs explorations, leurs opérations repoussées ? Oui, sans doute, s’il n’est pas possible de faire autrement. Mais s’habituer à cette manière de penser et de juger, la considérer quasiment comme une norme du vivant et non comme le produit d’un mode de vie social et politique, sûrement pas ! Il y a d’autres critères pour arbitrer, prendre des décisions, vivre. Informer ne devrait en aucune manière absoudre le pouvoir des choix qu’il a faits, qu’il fait ou qu’il dicte.
Ce pilotage automatique par les chiffres est monstrueusement efficace pour empêcher la puissance de la parole et du langage, condition de l’invention démocratique et de « l’humanité de l’homme ». La crise requiert une autre façon de penser le monde, elle requiert des utopies à même de faire éclater l’ordre existant devenu tout-puissant et inhumain. D’autant plus inhumain qu’il poursuit ses méfaits au nom d’une humanité meilleure, plus performante, plus efficace, « augmentée ». Cette mise en ordre du monde s’est parfois accomplie sans avoir à inventer d’autres mots, d’autres langages, il lui a suffi d’en inverser le sens. C’est le propre des sociétés totalitaires que d’appeler la servitude liberté, et vérité le mensonge.6 Les chiffres n’échappent pas à cette perversion sociale. Ils sont utilisés pour gouverner sans avoir à discuter.
Roland Gori.
La fabrique de nos servitudes.
Les liens qui libèrent, 2022.