Extraits philosophiques

Montaigne

À tout seigneur, tout honneur : Montaigne conçoit une nouvelle façon de penser, libérée des pesanteurs religieuses. Autrement dit, il invente la laïcité : Dieu existe, c’est une affaire entendue, Montaigne y croit vraiment, sincèrement, il dépose même un ex-voto à la Vierge lors d’un voyage à Notre-Dame-de-Lorette, mais il estime qu’il est catholique parce que né en France et que, né en Perse, il aurait été mahométan, ou protestant s’il avait vu le jour en Allemagne. Il nettoie la religion catholique des scories accumulées avec le temps et ne croit pas aux miracles, au pouvoir des médailles, à l’idéal ascétique, à la famille comme horizon indépassable de la sexualité, à la nécessité de convertir les peuples du Nouveau Monde, à la chasse aux sorcières, aux indulgences, il est un Moderne qui, suivant le moment et leur utilité, veut redonner leur lustre aux écoles de sagesses antiques : scepticisme, stoïcisme et épicurisme. Avec ce programme, il révolutionne la pensée, crée le monde moderne et incarne le premier l’esprit français.
Il écrit en français, il est clair et simple, il est drôle et, à lui tout seul, sans autre compagnie intellectuelle que celle des Anciens, plutôt romains que grecs d’ailleurs, il invente une forme nouvelle qui est celle de l’« essai ». L’essai abolit les formes impossibles pratiquées par l’université française. La scolastique expose en effet des propositions religieuses et philosophiques avec l’apparence de la logique en exploitant jusqu’au ridicule la pensée aristotélicienne. La Somme théologique de saint Thomas d’Aquin est un édifice aussi compliqué qu’une cathédrale avec ses articulations : article, objection à l’article en sens contraire de l’objection, réponse à cette remarque, solutions avant passage à l’article suivant, lui aussi suivi d’objection, etc. La pensée scolastique n’avance plus. Elle permet de prouver tout et le contraire de tout, les fantaisies les plus extravagantes. Pour moquer cette façon de faire devenue folle, Montaigne écrit : « Le jambon fait boire, le boire désaltère, par quoi le jambon désaltère » (Essais, livre I, chap. XXVI). On ne peut mieux faire s’effondrer l’édifice vermoulu de la pensée scolastique qu’en montrant avec cet apparent syllogisme que la logique médiévale est à dépasser au profit d’une liberté de ton qui est celle de l’essai – une forme typiquement française. Il est le promoteur de la ligne claire en philosophie.
Les Essais contiennent toute la modernité en puissance. On y trouve en effet matière à ce que notre modernité développera par la suite : la laïcisation de la pensée, la méthode introspective, le sujet moderne, la philosophie expérimentale, le relativisme culturel, l’homme nu, la sobriété heureuse, la religion rationnelle, l’antispécisme, le féminisme, l’amitié postchrétienne, la pédagogie, le corps postchrétien1.

Michel Onfray.
L’art d’être français.
Bouquin, 2021.

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