La taille des noisettes
L’histoire commence quelque part en Suisse, entre Denges et Denezy, deux villes de la région de Lausanne, séparées par trente¬trois kilomètres via la Route 5, mais l’histoire pourrait tout aussi bien se situer à peu près n’importe où sur la terre. Inspiré par un conte russe, Le Soldat déserteur et le Diable, Charles Ferdinand Ramuz rédige en 1917, avec Stravinski, le livret de L’Histoire du soldat, un mimodrame qui se présente comme une relecture originale du mythe de Faust et qui conte la quête du bonheur d’un jeune soldat en échange d’une promesse diabolique d’opulence et d’argent. Dans le mimodrame d’Igor Stravinski, le diable prend les traits d’un chasseur de papillons, qui propose à Joseph, jeune soldat naïf et fatigué d’avoir marché sur les routes, d’échanger son violon contre un livre particulier, qui peut être lu par qui ne sait pas lire. Un marché, dès lors, est conclu de telle façon que le jeune Joseph, sans même s’en apercevoir, vend son âme au diable à l’instant même où il lui cède l’âme de son violon. Comme Joseph, petits soldats sur la route de notre vie, nous employons notre temps, nous aussi, à la recherche du bonheur. Pauvres, nous aspirons à la fortune; célibataires, nous rêvons à l’amour; malades et sans emploi, nous espérons la santé et un travail. Or, par une ironie cruelle, notre bonheur réel est rarement perçu comme tel parce que nous nous disons souvent que quelque chose manque pour que notre bonheur soit parfait. Pour que notre satisfaction soit complète, quelque chose, en effet, souvent fait défaut pour que nous puissions nous sentir pleinement comblés, rassasiés, réparés. Et c’est pourquoi, tentés par le mirage d’être plus heureux encore, il nous arrive de vendre notre âme au diable. Les Grecs appelaient le débordement sans digue du désir, l’appétit du « plus », la « pléonexie», un défaut par lequel les hommes, ayant élevé la poursuite du bonheur au rang d’un impératif, le réduisent à des sensations agréables qui les laissent affamés, inassouvis, sans repos. Le propre d’une sensation, c’est qu’elle disparaît rapidement. Volatile et capricieuse, elle s’en va et s’en vient, au gré de nos envies, et si la sensation est agréable, elle suscite en nous le désir de la répéter et de la relancer, sans toutefois pouvoir pleinement nous satisfaire. Car il est inscrit dans notre nature que nous sommes des machines désirantes, avides, gourmandes, insatiables et mues par un instinct de survie très puissant. Il nous en faut dès lors plus et toujours davantage, car nous contenter de peu et nous en satisfaire est aussi contraire au progrès. Comme le remarque l’historien Yuval Noah Harari à peu près de cette façon, métaphorique: dans un monde parfait où l’écureuil consommerait une seule noisette qui le satisferait pleinement, il y aurait pour l’écureuil peu de chances de survie.
Et nous voici, écureuils humains, à engranger des noisettes de toute nature et à nous mesurer sans cesse aux autres écureuils et à la forme et à la taille de leurs noisettes. En avoir plus, c’est comme n’en avoir jamais assez et, quoi qu’il advienne, en avoir toujours moins que ce que possèdent ou ce qui semble rassasier les autres. Envieux, nous sommes dès lors insatisfaits, en répétant l’erreur qui consiste à croire que le bonheur ~w confond avec une sensation agréable.
Dans L’Histoire du soldat, une formule aussi naïve que profonde résonne comme le bruit sourd d’un bouclier contre la « pléonexie». « Un bonheur, c’est tout le bonheur. Deux, c’est comme s’il n’existait plus». Car un seul bonheur devrait suffire à notre bonheur. Car un seul bonheur, c’est tout le bonheur. N’en aurions-nous même qu’un seul, petit, chétif, modeste et mal en point qu’il faudrait le chérir pour ce qu’il est: un bonheur complet, absolu, souverain.
C’est ce que le poète Jacques Prévert traduisait à sa façon, avec une mélancolie de début d’automne, lorsqu’il déclarait qu’« on reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va».
Pascale Seys.
Si tu vois tout en gris, déplace l’éléphant.
Racines, 2019.