Autour du numérique
« Le numérique nous renvoie à notre solitude et à nos croyances »
WILLIAM BOURTON
Selon Eric Sadin, «il est temps de ne plus nous soucier uniquement de l’effondrement de la biosphère mais de nous soucier aussi de l’écologie de nos relations.» D.R.
L’écrivain et philosophe Éric Sadin analyse comment, sous l’emprise des « écrans », des individus esseulés et « dépossédés d’eux-mêmes » se muent en tyrans autocentrés et vindicatifs.
L’addiction généralisée au « numérique » a-t-elle transformé les individus en autocrates nombrilistes et vindicatifs ? C’est la question qui traverse L’ère de l’individu tyran, le dernier essai d’Éric Sadin, publié chez Grasset.
Au début d’internet et des réseaux sociaux, certains se sont réjouis de l’ouverture potentielle aux autres et au monde que représentaient ces nouveaux outils numériques. Or, aujourd’hui, force est de constater que l’individu ultra-connecté est souvent replié sur sa subjectivité, ses intérêts et ses certitudes. Que s’est-il passé ?
D’abord, on a surévalué l’espoir que vous évoquez. Il y a des termes qui ont été forgés et que nous avons repris sans distance critique, comme celui de « réseau social » ou de « partage ». Comme si poster un lien, c’était un partage… Ça ne relève d’aucune générosité ; or, le partage, c’est généreux.
Pour répondre à votre question, il faut se remémorer dans quel contexte les réseaux sociaux ont pris leur essor. C’était après les mensonges éhontés de l’administration américaine dans la préparation de la deuxième Guerre du Golfe, en 2003. Cela a renforcé le sentiment que la « grande politique » ne procède que de machinations et de trahisons. En 2005, en Europe, en l’occurrence en France et aux Pays-Bas, les gouvernements ont fait volte-face devant le résultat des référendums sur la Constitution européenne. On a donc eu le sentiment que la voix des peuples n’était pas écoutée. Et puis il y a eu la crise financière de 2008, qui a définitivement entériné la défiance à l’égard des institutions économiques et politiques. Et tout cela au moment où, en France par exemple, on a mis en place de nouveaux modes de management de plus en plus harassants, qui sont allés jusqu’à provoquer des suicides – chez France Télécom, par exemple. Dans ce contexte sont apparues des plateformes, comme Facebook, qui a donné le sentiment d’avoir une importance et qui a fait office de catharsis. Ou comme Twitter, qui est très vite devenu un déversoir de colères et un organe permettant de faire continuellement valoir ses opinions – en privilégiant de surcroît la brièveté des messages, ce qui induit l’assertion catégorique et la formulation expéditive de ses opinions. Les individus n’ont pas seulement manifesté leurs sentiments et leurs rancœurs à l’égard de l’ordre en place, mais ils se sont rapidement retournés les uns contre les autres, entraînant une brutalisation croissante des échanges entre personnes, jusqu’au rejet d’autrui, avec paroles de haine, etc. Le tout dans une certaine complaisance vis-à-vis de ces plateformes, au nom de la supposée « liberté d’expression ».
Cette « négativité » est largement autocentrée et atomisée, ce qui est assez improductif pour faire changer les choses…
Fondamentalement, nous vivons l’échec de ce qu’on a appelé le « tournant néolibéral ». Nous faisons le constat des limites d’un modèle qui, malheureusement, a imprimé quantité de déviances dont nous payons aujourd’hui les conséquences au prix fort. Mais effectivement, au lieu de nous retrousser les manches, de faire pression sur le politique, sur les institutions, pour renouer avec le pacte social, pour faire en sorte qu’il y ait davantage d’investissements dans les services publics, que les conditions de travail soient plus respectueuses, etc., et au lieu de nous atteler sur le terrain de nos vies quotidiennes, par la solidarité, à l’instauration de situations plus vertueuses, au lieu de tout cela, nous en venons à avoir le sentiment d’avoir été tellement floués et trahis que nous n’avons plus confiance en aucun horizon commun. Nous ne nous en remettons plus qu’à notre propre perception des choses, en prenant appui sur des technologies qui nous donnent l’illusion d’un surcroît de puissance, mais qui ne font qu’entériner notre impuissance. C’est un effet de notre condition politique que d’être dans l’élocution de dénonciations permanentes, qui sont aussitôt évacuées dans les oubliettes du présent. Tout ça ne produit rien, sinon de continuellement consolider nos rancœurs et de nous croire agissants par le flot improductif de nos paroles.
De fait, si chacun est borné par son petit univers et corseté dans la certitude de sa propre importance,
il devient compliqué de bâtir
un monde commun…
Nous visons effectivement ce que j’appelle, d’un oxymore, un « isolement collectif ». Nous sommes tellement renvoyés à nous-mêmes, à nos propres forces – c’est le moment d’acmé de « l’auto-entrepreneuriat de sa vie », qui avait été célébré par le tournant néo libéral – que nous en sommes arrivés à ne plus croire à la possibilité d’établir des liens constructifs – dans la pluralité, dans la contradiction et dans la délibération pour en arriver à des accords. Nous sommes renvoyés à notre propre solitude et nos propres croyances. Et la crise du covid, avec le confinement nécessaire qu’elle nous a imposé du jour au lendemain, avec le fait de mener quantité d’actions de la vie humaine via des écrans, ne contribue qu’à amplifier cet « isolement collectif », où chacun a le sentiment de ne plus compter ni sur la société ni sur des groupements, pour assurer la condition de sa survie. Nous vivons un moment tragique de nos existences : il s’agit de bien voir les situations hautement périlleuses vers lesquelles certains de ces éléments-là peuvent nous conduire.
Les outils numériques sont
des exutoires à nos difficultés ?
Au moment où nous vivons l’expérience de la dépossession de nous-mêmes, l’industrie du numérique – c’est son génie de sentir l’air du temps ! – a mis entre nos mains des instruments qui, effectivement, font office d’exutoire à nos difficultés, mais nous donnent également le sentiment de pouvoir contredire cette situation – en profitant de services, d’applications qui nous guident – et de faire prévaloir une primauté de soi. Au lieu de tenter de nous libérer de nos difficultés et des asservissements implacables que nous vivons, nous nous laissons aller au piège de l’assistanat de notre quotidien par des systèmes et par l’illusion de notre importance, en faisant valoir, de manière unilatérale et presque glorieuse, nos opinions aux yeux d’autrui. Cette expérience paradoxale de dépossession, il faudrait plus que jamais la contrarier par l’action positive : c’est-à-dire la solidarité, partout où nous agissons, à toutes les échelles de la société. Il est temps de ne plus nous soucier uniquement de l’effondrement de la biosphère mais de nous soucier aussi de l’écologie de nos relations !
Le Soir du 22/10/2020.