Extraits philosophiques

Retournement

Et puis en novembre dernier, mon ancienne université m’appelle pour prononcer ce discours, qui deviendra viral en quelques jours, lors de la cérémonie de remise des diplômes des ingénieurs de la promotion 2019.
En y réfléchissant, je réalise qu’il s’agissait en fait d’un nouveau discours d’obsèques. Il n’y avait pas de cercueil derrière moi, mais les professeurs au premier rang avaient tous le visage de mon père, leur pair. Je devais parler sans frémir, alors que je tremblais de tout mon être. Je repris le même masque, celui de l’homme « fort », qui a souffert mais qui doit faire face.
Je me demandais si j’avais le droit de partager ce que mon cœur m’incitait à dire. Si je pouvais me permettre de témoigner de ma remise en question lors de ce genre de cérémonie. Si je pouvais dire l’inverse de tout ce qu’on m’avait dit au même endroit, quinze ans plus tôt.
Et puis il y avait la peur de l’inconnu, de la mise à nu, de la moquerie, de l’humiliation. Des peurs ataviques, universelles, légitimes.
Cela faisait une semaine que je répétais ce discours et que, invariablement, ma gorge se nouait et les larmes affluaient. Qu’étais-je venu enterrer pour être si ému ?
J’avais écrit une lettre d’amour à cette jeune génération qui se trouvait devant une bifurcation pouvant mener à l’autoroute du profit, ou à leurs rêves. C’était aussi une invitation à l’éveil, à rejoindre le mouvement de ceux qui sortent des rails qu’on leur a assignés.

La Relève est là. À elle d’enterrer le vieux monde. À elle de tout rafraîchir comme une pluie de printemps nettoie les friches des usines.
Il n’y aurait rien de plus triste que de la voir se faire happer, comme nous tous avant elle, par les voix du passé, par les modèles périmés qui nous ont menés au constat d’échec dans lequel nous surnageons aujourd’hui. Cette perspective me noue la gorge, celle de la faillite de la dernière chance. Comment dire tout cela avec justesse ?
Avant de commencer à parler, je prends le temps de regarder ces jeunes pour lesquels je tremble.
Je ne me suis jamais vraiment senti « adulte », mais ce soir-là encore moins que jamais : je me sens leur égal. Et pourtant, je suis censé leur servir de modèle, au moins pendant dix minutes. C’est à ça que servent les estrades. À donner envie. À conforter leurs choix, pour les réconforter après l’effort. Mais donner envie de quoi ? Moi qui n’ai jamais rien fait d’autre que de suivre l’avis des autres, jusqu’au jour où je n’ai pas eu le choix de faire autrement.
C’est en eux que je vois le modèle. Ils ont le temps, l’énergie, la créativité, et je sais, je sens, qu’ils ont les idées et la volonté, comme moi, que tout change. Comment leur offrir un modèle alors qu’il n’existe pas encore, et que ce qui existe est justement tout ce qu’il ne faut pas faire ? Comment leur donner envie de continuer alors que le scénario en place est le pire envisageable, celui de la fin du vivant, où nous saccageons toutes les ressources, y compris les ressources humaines. Nous continuons à récompenser la force et la compétition, comme si notre conscience et notre comportement étaient restés coincés à la préhistoire, à une époque où nous devions faire usage de la force dans un environnement hostile. Cette loi du plus fort a favorisé celui qui s’est autoproclamé le plus fort en premier, l’homme sur la femme, le Blanc sur le Noir, l’adulte sur l’enfant, le diplômé sur l’ouvrier, l’ingénieur sur l’artiste, l’extraverti sur le timide. L’ambitieux sur le bienveillant.

Pourquoi les jeunes continueraient-ils cette fuite en avant ? Peupler la Terre d’antennes, le ciel de satellites, les routes de voitures, les océans de déchets. Créer la nouvelle application qui vérifie si notre chat n’est pas en surpoids ou celle qui décidera si nous sommes séduisants aux yeux des autres.
Alors que ce système court vers l’implosion, ce même système responsable d’une liste sans fin de burn-out et de dépressions.
Alors que la joie, le bonheur au travail, dont on serait censés parler dans ces discours, n’ont jamais fait partie d’aucun programme, ni politique ni éducatif. Tout a été bâti autour du PIB, du retour sur investissement, des parts de marché, de la compétitivité, de la plus-value.
Quant à la collaboration, la douceur, la solidarité, la mesure, le respect, la morale, le bien-être, on nous a laissés nous débrouiller seuls pour les trouver. Tout en nous accordant de moins en moins de temps pour nous atteler à cette tâche. Comme si cette quête était un aspect mineur de notre existence, un problème de riches. Ces valeurs devraient pourtant être au cœur de notre vie en société.
Non, vraiment, rien de ce qui est issu de ce système ne pourrait servir de modèle à ces jeunes.

Matins clairs.
Pedro Correa.
Groupe Margot, 2020.

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