Marin
Nous avons coutume ici d’accueillir des enfants, c’est-à-dire de les mettre au monde comme ailleurs on capture des éléphants sauvages. Ceux qui capturent les éléphants sauvages afin de se les approprier se doivent de développer une argumentation suffisamment forte pour convaincre l’éléphant que sa vie en captivité sera mille fois plus belle que celle qu’il aurait pu vivre à l’état naturel. Cette argumentation prenait chez les Thaï la forme d’un poème forcément long car bourré de mensonges et le poème prenait forcément l’allure d’un chant vantant les richesses et les beautés de la maison d’accueil. Au moins, il y avait un chant pour les recevoir. Les enfants que nous avons toujours appelés avec des mots doux viennent au monde la nuit ou le jour et nous suivent sans que nous devions leur promettre quoi que ce soit. En vérité, il n’y a ni chant ni promesse aucune mais, au contraire, une sorte de supercherie du silence, supercherie dont nous aussi nous avons été et sommes dupes pour l’éternité. Alors, chantons et promettons avant qu’il ne soit trop tard pour parler, même si aux mots se mêlent bon nombre de mensonges et, par là, vérifions nos fondations avant qu’elles ne se désagrègent.
D’abord est la mer dans laquelle le sel est présent comme il est présent dans tes yeux, la mer lointaine et très proche. Lointaine car elle est répandue sur toute la sphère terrestre et proche car elle tombe près de toi jusqu’à te poisser les cheveux qui deviennent comme de la laine de mouton à cause de la buée de la mer. Il est possible de marcher sur l’eau de la mer juste à la lisière des vagues, sur l’eau durcie par le sable et faire ainsi d’infinis périples sans éprouver le besoin de consulter la moindre carte ni de demander son chemin. Cependant, tu devras la chercher méthodiquement en ne te fiant ni à ta vue, ni à ton odorat, ni même à ton ouïe, car, bien que vaste à l’infini et composée d’une multitude de vagues fougueuses et hurlantes, son vacarme se disperse dans l’immensité et ne se font entendre que les vagues qui touchent la dureté de la terre. Ainsi, il arrive de rencontrer la mer au détour d’une rue ou derrière une porte et qu’elle sente la luzerne. D’aucuns prétendent qu’elle n’existe pas. De toute manière, lorsqu’on est dessus ou dedans, on le sent qu’elle mouille et qu’elle écume. La terre n’est pas trop dure et même parfois trop molle, si friable qu’elle se tasse, se craquelle et s’effondre à tout bout de champ. Le sel est présent dans la terre comme il est présent dans ton sang. Elle est sable, gravier et pourrissement des choses. Le temps la façonne, l’écrase, la disperse et la fertilise. D’aucuns prétendent qu’elle n’existe qu’en fonction du temps qui l’a confectionnée et qui en est à la fois le père, la mère, l’amant et l’enfant, et qu’en dehors de lui elle n’est pas. Mais lorsqu’on est dessus ou dedans, on le sent qu’elle tourne, déroulant ses fougères et semant ses mousses. L’éblouissante lumière du feu nous éclaire et nous cuit, nous rendant chaque jour plus semblables aux pierres, car il semblerait que chaque jour nous allions autant en arrière qu’en avant. Chaque jour, notre vie compte un jour en plus. Chaque jour, notre vie compte un jour en moins. Donc la lumière a le pouvoir d’annuler les êtres vivants autant que d’en éclairer la face et les mouvements, irisant la buée qui sort des bouches ouvertes. Il n’est possible de la nier que le temps de ses très régulières disparitions. Lorsqu’on se trouve en pleine lumière, on le sait. La musique peut se propager la nuit comme le jour, dans la terre et dans l’air, et même dans l’eau. Mais la bouche ne peut chanter que dans l’air et plus tu t’éloignes de la bouche qui chante et moins tu perçois les sons que l’air disperse. Et lorsque la poussière qui monte de la terre sèche te nuira, il te suffira d’éternuer. C’est l’un des nombreux plaisirs qui ont été octroyés aux mammifères terrestres et marins.
La première fois que je le vis, il n’avait pas encore expiré, il était pâle et bleu comme après un effort surhumain, une grande frayeur ou un chagrin ; il serrait dans les poings, malgré sa fatigue, la moiteur vitale ; il avait l’étrangeté de l’axolotl en dépit de sa forme indéniablement familière. On me dit qu’il avait résolument, pour se frayer un passage vers la lumière, refusé de regarder vers le sol, que, résolument, il avait renversé sa tête en direction de la lumière elle-même, vers le ciel. Quelques secondes après il expirait, c’est-à-dire qu’il faisait de la place dans son corps pour accueillir l’air souverain.
D’abord, il fut sans larmes et ses pleurs étaient secs comme ceux d’un chat mais, alors que lui avait quitté le bain originel, ses yeux, eux, y trempaient toujours et ils roulèrent d’un pôle à l’autre suivant les mouvements des géants et des grains de poussière réfléchissant le soleil. L’if secoua ses aiguilles et ses fruits. Les noisetiers secouèrent leur pollen. Et la poussière devint plus dense et plus fine. Les grandes quantités de papier qu’enfermaient les armoires commencèrent à se désagréger et d’énormes volutes de farine grise obstruèrent le soleil lui-même. Alors Marin se révolta. Il éternua cinq ou sept fois dans la direction des nuages et les larmes vinrent qu’il put goûter à loisir et le goût des larmes éveilla sa mémoire et le premier chagrin. Ce premier bain de larmes fut immédiatement suivi par une dizaine d’autres et la lumière redevint limpide du sérum qui la baigna.
C’est alors que, ouvrant enfin le poing, il esquissa le signe qui devait le rendre solidaire des principaux éléments du monde. L’index était dirigé vers la lumière. Le majeur et l’annulaire formaient les ciseaux capables de découper l’air lui-même. Le petit doigt, auriculaire ou aurifère pointé, négligemment en apparence, vers les secousses du plancher, indiquait son origine. Le pouce légèrement replié prouvait que la main était encore intacte. L’index comme sémaphore. Le médius et l’annulaire comme lames taillant la lumière. L’auriculaire en goutte de sang ou de mercure et le pouce en vigilant ergot.
Marin mon cœur.
Eugen Savitzkaya.
Éditions de minuit, 2016