Idéalisme
Le totalitarisme, avatar de l’idéalisme
Le roman de Dostoïevski éclaire de façon prophétique l’histoire du XXe siècle. Raskolnikov est le portrait anticipé des révolutionnaires qui triompheront au XXe siècle. Il est le père spirituel des « bienfaiteurs de l’humanité » qui occuperont le devant de la scène au siècle du totalitarisme. Il est le premier d’une lignée de « messies politiques » qui ne reculeront devant aucune violence pour réaliser leur idéal. Ce sont les émules du héros dostoïevskien qui inventèrent le communisme et le nazisme. Lénine, Staline, Pol Pot, Mao Tsé-toung, Hitler étaient des clones de Raskolnikov. Le goulag, l’internement des opposants politiques, l’extermination des minorités ethniques, la Shoah s’inscrivent dans le droit fil du crime perpétré par l’étudiant de Saint-Pétersbourg. Ils seront, comme lui, fallacieusement justifiés par la référence à une « cause supérieure », une « cause sacrée ». Ils seront l’amplification démesurée, à l’échelle des masses, de la hache qui frappe Helena Ivanovna.
On se méprend sur l’essence du XXe siècle quand on le qualifie de « siècle du matérialisme ». On reproche souvent au XXe siècle d’avoir oublié les valeurs idéales et négligé la vocation spirituelle de l’homme. De Jacques Maritain (qui réclame dès 1927 un retour à la « primauté du spirituel ») à René Guénon (qui blâme notre époque placée « sous le signe de la quantité »), ce grief revient sous la plume des philosophes spiritualistes et des moralistes comme un pesant leitmotiv. À croire ces détracteurs de la modernité, l’idéalisme aurait reflué au profit des valeurs matérialistes. L’argent, le bien-être, le confort, la puissance, la croissance économique, les loisirs auraient éclipsé les valeurs de l’esprit. Faisons justice de ce préjugé ! Car cette accusation contre le XXe siècle porte à faux. Ces procureurs se trompent de cible. La grande faute du XXe siècle n’est pas d’avoir cédé à la tentation du matérialisme. Elle est d’avoir, tout au contraire, porté l’idéalisme à l’incandescence, d’avoir laissé l’idéalisme s’emballer et se pervertir. Les tragédies du XXe siècle sont le résultat d’un idéalisme incontrôlé et non d’un renoncement aux valeurs idéales. Les malheurs de l’homme contemporain ne proviennent pas de son attachement immodéré à la matérialité, mais de ses efforts insensés pour incarner l’idéalité.
La première étape de cette incarnation catastrophique des idéaux fut la guerre de 14-18, comme l’a montré avec une remarquable lucidité Paul Valéry dans La Crise de l’esprit. Les idéaux moraux eurent, en effet, une lourde part de responsabilité dans le premier conflit mondial. Au nom de la civilisation et du droit, les nations européennes se livrèrent une guerre sans merci. Grâce à l’idéal technique et scientifique, les armées se dotèrent de moyens de destruction massive et l’art militaire atteignit un degré de perfection inégalé jusqu’alors. Quant à l’idéal patriotique, il servit de caution morale au fanatisme des peuples. En son nom, les Européens jugèrent normal de se haïr mutuellement et les soldats purent tenir, quatre années durant, dans l’enfer des tranchées, pour exécuter avec abnégation l’œuvre de mort qu’on exigeait d’eux. Comment ne pas poser, à notre tour, la question qui termine le réquisitoire de Valéry : « Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects38 » ? Se peut-il que l’idéalisme soit coupable ? Quel virus mortel s’introduit en lui pour dénaturer ses meilleures intentions ?
Mais la guerre de 1914-1918 ne fut qu’un prélude. Dans le sillage du premier conflit mondial survinrent une suite ininterrompue de catastrophes, qui furent autant de manifestations d’un idéalisme pris de démence. Les dictateurs qui s’emparèrent des États européens au cours de l’entre-deux-guerres considéraient les sociétés comme des édifices qu’on peut raser et rebâtir, comme des artefacts qu’on démonte et remonte à sa guise. Ce fantasme de la table rase puisait à la source du plus pur idéalisme. « Rien dans la société n’est immuable, tout est destructible et reconstructible », telle fut la maxime des « révolutionnaires idéalistes », appellation qui, au vrai, est un pléonasme.
Cette volonté destructiviste hanta les idéologies totalitaires comme une constante obsession. On vit surgir de nouveaux idéaux, enfantés dans le cerveau des révolutionnaires, des idéaux destinés à supplanter les idées, déclarées caduques, de démocratie et de libéralisme. On imagina des alternatives à la démocratie représentative, et cela aboutit au fascisme, au nazisme, au franquisme, au communisme. On inventa des alternatives à l’économie de marché, et cela donna le corporatisme, l’autarcie économique, la planification autoritaire, le dirigisme. L’essence du totalitarisme réside dans cette croyance, issue tout droit de l’idéalisme, en une plasticité complète de l’organisme social. Le totalitarisme n’admet aucune limite à l’application des schémas idéaux, aucune borne au modelage du Réel par l’Idée. De quoi terrifier, rétrospectivement, Charles Baudelaire. L’auteur des Fleurs du mal s’insurgeait contre un monde où « l’action n’est pas la sœur du rêve ». Au XXe siècle, son vœu fut exaucé : l’action est, bel et bien, devenue la sœur du rêve… mais celui-ci a tourné au cauchemar.
Michel Lacroix.
Avoir un idéal est-ce bien raisonnable ?
Flammarion, 2007.