Extraits littéraires,  Extraits philosophiques

Soif

J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort. L’avantage de cette certitude, c’est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails.
Je pensais que mon procès serait une parodie de justice. Il l’a été en effet, mais pas comme je l’avais cru. À la place de la formalité vite expédiée que j’avais imaginée, j’ai eu droit au grand jeu. Le procureur n’a rien laissé au hasard.
Les témoins à charge ont défilé les uns après les autres. Je n’en ai pas cru mes yeux quand j’ai vu arriver les mariés de Cana, mes premiers miraculés.
– Cet homme a le pouvoir de changer l’eau en vin, a déclaré l’époux avec sérieux. Néanmoins, il a attendu la fin des noces pour exercer son don. Il a pris plaisir à notre angoisse et à notre humiliation, alors qu’il aurait pu si facilement nous éviter l’une et l’autre. À cause de lui, on a servi le meilleur vin après le moyen. Nous avons été la risée du village.
J’ai regardé calmement mon accusateur dans les yeux. Il a soutenu mon regard, sûr de son bon droit.
L’officier royal est venu décrire la mauvaise volonté avec laquelle j’avais guéri son fils.
– Comment se porte votre enfant à présent ? n’a pu s’empêcher de demander mon avocat, le commis d’office le moins efficace que l’on puisse concevoir.
– Très bien. Le grand mérite ! Avec sa magie, il lui suffit d’un mot.
Les trente-sept miraculés ont déballé leur linge sale. Celui qui m’a le plus amusé, c’est l’ex-possédé de Capharnaüm :
– Ma vie est devenue d’une platitude depuis l’exorcisme !
L’ancien aveugle s’est plaint de la laideur du monde, l’ancien lépreux a déclaré que plus personne ne lui octroyait l’aumône, le syndicat des pêcheurs de Tibériade m’a accusé d’avoir favorisé une équipe à l’exclusion des autres, Lazare a raconté combien il était odieux de vivre avec une odeur de cadavre qui vous collait à la peau.
À l’évidence, il n’a pas fallu les soudoyer, ni même les encourager. Ils sont tous venus témoigner contre moi de leur plein gré. Plus d’un a dit combien cela le soulageait de pouvoir enfin vider son sac en présence du coupable.
En présence du coupable.
Je suis un faux calme. Il m’a fallu beaucoup d’efforts pour écouter ces litanies sans réagir. À chaque fois, j’ai regardé le témoin dans les yeux sans autre expression qu’une douceur étonnée. À chaque fois, on a soutenu mon regard avec morgue, on m’a défié, on m’a toisé.
La mère d’un enfant que j’avais guéri est allée jusqu’à m’accuser de lui avoir gâché la vie.
– Quand le petit était malade, il se tenait tranquille. À présent, ça gigote, ça crie, ça pleure, je n’ai plus une minute de paix, je ne dors plus la nuit.
– N’est-ce pas vous qui aviez demandé à mon client de guérir votre fils ? a interrogé le commis d’office.
– De le guérir, oui, pas de le rendre aussi infernal qu’il l’était avant sa maladie.
– Peut-être auriez-vous dû préciser ce point.
– Il est omniscient, oui ou non ?
Bonne question. Je sais toujours ??, et jamais ??s. Je connais les compléments d’objet et jamais les compléments circonstanciels. Donc non, je ne suis pas omniscient : je découvre les adverbes au fur et à mesure et ils me sidèrent. On a raison de dire que le diable est dans les détails.
En vérité, non seulement il n’a pas fallu les pousser à témoigner à charge, mais ils l’ont ardemment désiré. La complaisance avec laquelle chacun a parlé contre moi m’a stupéfié. D’autant que ce n’était absolument pas nécessaire. Tous savaient que je serais condamné à mort.
La prophétie n’a rien de mystérieux. Ils connaissaient mes pouvoirs et pouvaient constater que je ne m’en étais pas servi pour me sauver. Ils n’avaient donc aucun doute sur l’issue de l’affaire.
Pourquoi ont-ils tenu à m’infliger une infamie à ce point inutile ? L’énigme du mal n’est rien comparée à celle de la médiocrité. Pendant leur témoignage, je sentais leur plaisir. Ils jouissaient de se conduire comme des misérables devant moi. Leur unique déception était que ma souffrance ne se vît pas davantage. Non que j’aie voulu leur refuser cette volupté, mais parce que mon étonnement l’emportait de beaucoup sur mon indignation.
Je suis un homme, rien d’humain ne m’est étranger. Et pourtant je ne comprends pas la nature de ce qui s’est emparé d’eux au moment de déblatérer ces abominations. Et je considère mon incompréhension comme un échec, un manquement.
Pilate avait reçu des instructions à mon sujet et je voyais sa contrariété, non que je lui sois le moins du monde sympathique, mais parce que les témoins irritaient en lui l’homme rationnel. Ma stupéfaction le trompa, il voulut me donner l’occasion de protester contre ce flot de sottises :
– Accusé, as-tu quelque chose à dire ? me demanda-t-il avec l’expression d’un être intelligent s’adressant à un pair.
– Non, ai-je répondu.
Il hocha la tête, l’air de penser qu’il ne servait à rien de tendre la perche à qui se désintéresse à ce point de son propre sort.
En vérité, je n’ai rien dit parce que j’avais trop à dire. Et si j’avais parlé, je n’aurais pas été capable de cacher mon mépris. L’éprouver me tourmente. J’ai été homme assez longtemps pour savoir que certains sentiments ne se répriment pas. Il importe de les laisser passer sans chercher à les contrer : c’est ainsi qu’ils ne laissent aucune trace.
Le mépris est un démon dormant. Un démon qui n’agit pas ne tarde pas à s’étioler. Quand on est au tribunal, les paroles ont valeur d’actes. Taire mon mépris revenait à l’empêcher d’agir.
Pilate consulta ses conseillers :
– La preuve que ces témoignages sont faux, c’est que notre homme n’exerce aucune magie pour se délivrer.
– Aussi n’est-ce pas le motif pour lequel nous exigeons sa condamnation.
– Je sais. Moi, je ne demande qu’à le condamner. Seulement, j’aurais apprécié de ne pas avoir l’impression de le faire pour des fumisteries !
– À Rome, il faut au peuple du pain et des jeux. Ici, il leur faut du pain et des miracles.
– Bon. Si c’est de la politique, cela ne me dérange plus.
Pilate se leva et déclara :
– Accusé, tu seras crucifié.
J’ai aimé son économie de langage. Le génie du latin ne commet jamais de pléonasme. J’aurais détesté qu’il dise : « Tu seras crucifié à mort. » Une crucifixion n’a pas d’autre issue possible.
Il n’empêche que l’entendre de sa bouche a produit son effet. J’ai regardé les témoins et j’ai senti leur gêne tardive. Pourtant, ils savaient tous que je serais condamné et ils avaient poussé le zèle jusqu’à contribuer activement à cette sentence. À présent, ils affectaient de la trouver excessive et d’être choqués par la barbarie du procédé. Certains essayaient d’attraper mon regard pour se désolidariser de ce qui allait se passer. J’ai détourné les yeux.
Je ne savais pas que je mourrais ainsi. Ce n’était pas une mince nouvelle. J’ai d’abord pensé à la douleur. Mon esprit s’est dérobé : on ne peut pas appréhender une souffrance pareille.

Amélie Nothomb.
Soif.
Albin Michel, 2019.

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