Extraits littéraires

Vie sauvage

A acheter et à lire en urgence !

J’aurais pu commencer cette histoire en racontant comment on m’avait cru disparu et mort et comment c’était faux. J’aurais pu commencer en racontant comment mon père et ma mère, eux, étaient bel et bien disparus et morts, dans cet ordre ou dans l’autre. Ça aurait certainement fait un bon début d’histoire, mais comme ce n’est pas le plus important, je raconterai tout ça plus tard. J’aurais pu commencer cette histoire en racontant les premières années de ma vie pour convaincre le lecteur que, contrairement à tout ce qu’on a pu dire, ces années furent belles et généreuses en toutes choses. Mais de ça aussi, je me suis dit que j’en parlerais plus tard, quand le moment sera venu. J’aurais pu commencer en racontant de quelle façon on s’était rendu compte que je n’étais ni disparu ni mort et comment on était venu me chercher. J’en parlerai aussi, car la manière dont ça s’est passé est si étonnante, qu’elle provoquera chez le lecteur l’apparition de quantité de réflexions sur le sens de la vie et l’ironie du destin.

Mais finalement, j’ai préféré commencer à un point assez proche d’aujourd’hui, c’est-à-dire en ce jour de novembre où, après plusieurs heures de vol, après mon premier face-à-face avec l’hiver européen (avec son horrible visage grisâtre et son air aussi glacé et puant que l’haleine d’un mort), une dame m’avait conduit dans le bureau de mon oncle et m’avait demandé d’attendre un instant.

La dame était venue me chercher à l’aéroport. Pour rendre ce récit un peu plus vivant, il faut que je vous la décrive, mais avant de vous la décrire, il faut que je précise qu’à ce moment-là, j’étais dans un état qu’un psychologue qualifierait de « perturbé ». J’avais été arraché avec une certaine brutalité à tout ce qui constituait mon univers, j’avais l’impression que ma vie était finie, j’avais à la fois envie de mourir et de tuer, et le long couloir des débarquements, décoré de publicités dont le bonheur artificiel me faisait l’effet d’agressions manifestes, m’apparaissait comme un chemin de croix, comme la route vers le Golgotha.

Au bout de ce chemin, après avoir récupéré mon bagage ridiculement maigre, vêtu du training crasseux que je traînais depuis mon départ, j’avais donc rencontré la première personne de mon nouvel univers. C’était une dame, une dame qui m’avait reconnu dans la petite foule. Sans doute lui avait-on donné une photographie. Quand j’avais passé la porte, au milieu de visages inconnus, j’avais vu un bras qui s’agitait, un regard qui cherchait le mien.

Obéissant, soumis, docile, piégé par le mauvais sort, je m’étais approché.
Cette darne était une créature trapue, courte sur pattes, avec quelque chose dans l’aspect général, de la forme des jambes à l’étroitesse du regard, qui m’évoquait le tapir lorsque, le soir venu, il cherche fiévreusement un endroit où dormir. Elle avait une peau blanchâtre, vaguement gélatineuse et, pour une raison qui m’échappait, elle avait donné à ses cheveux une coloration orangée assez proche de celle d’un métal corrodé.
Elle m’avait dit: « Bonjour, je suis Audrey, la secrétaire d’Alain. » Elle m’avait demandé si j’avais fait bon voyage et, écoutant à peine ma réponse, elle s’était mise au volant d’une voiture démesurément grande qu’elle avait eu un mal fou à sortir du parking. En gémissant pendant les manœuvres, elle m’avait dit que ce n’était pas la sienne.

Entre l’aéroport et la ville, nous avions traversé une campagne grise et boueuse qui n’inspirait que des idées moroses et surtout qui ne faisait qu’intensifier ma rage de voir ainsi s’échapper ce que je considérais comme mon destin. Cette campagne, que vous connaissez sans doute et qui n’a sans doute pour vous que l’aspect de la banalité la plus triviale, était pour moi totalement nouvelle. J’y voyais ce que vous ne voyez plus: la laideur de la végétation domestiquée, une nature qui a rendu les armes et qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, des arbres tordus par la honte, une herbe pourrie, brunâtre, désolante.

Enfin, nous étions arrivés dans ce lieu grotesque qui serait désormais, hélas, « ma ville».

Cette ville, « ma ville », n’était pas une grande ville, c’était plutôt une ville de « taille moyenne », ni avait dit la dame (sans que je sache à quoi cela pouvait correspondre). Ma ville était donc une ville de taille moyenne dont la noirceur, en cette fin d’après-midi hivernale, la faisait ressembler à un morceau de charbon taillé. Des commerces dont je ne comprenais pas encore la nature tentaient en vain d’égayer le tableau général en affichant des couleurs acidulées, mais il fallait bien reconnaître que ça ne marchait pas … En vertu de la règle voulant que, lorsqu’on veut cacher le malheur on le renforce, ça empirait même les choses.

Et puis nous étions arrivés devant l’imposante construction de la maison communale « d’inspiration néoclassique », m’avait encore dit Audrey, qui m’avait fait entrer par l’arrière pour plus de discrétion.

La vie sauvage.
Thomas Gunzig.
Au diable vauvert, 2017.

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